
La santé mentale au travail, cela ne se résume pas à des questions de bien-être. Et quand on prend ce tabou au sérieux, on comprend que les mesures qu'il provoque sont une richesse pour tous. Interview de Jean-Victor Blanc.
Dans le milieu professionnel, dès qu'il est question de problèmes psychiques, c’est l’omerta. En parler peut encore conduire à l'éviction, et les personnes concernées ont appris à se taire. Ceci pourrait n'être qu'un drame individuel. Il s'avère que c'est aussi un dommage pour tous. Car les mesures qui concernent les uns pourraient être une richesse pour tous.
Jean-Victor Blanc est médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine (AP-HP, Paris) et enseignant à Sorbonne Université. Il est spécialisé dans la prise en charge des nouvelles addictions et du trouble bipolaire. À travers ses recherches scientifiques, mais aussi son travail de pédagogie auprès du grand public, il veut changer le regard porté sur la maladie mentale et améliorer l’inclusion des patients. Dans cette dynamique, il a lancé le Festival Pop & Psy, un évènement culturel et scientifique, dont L'ADN est partenaire, et qui réunit des experts, des acteurs associatifs, des personnes concernées et des artistes. Pop & Psy se déroulera au Ground Control, du 24 au 26 novembre 2023 et donnera lieu, entre autres, à une table ronde sur L’inclusion des personnes concernées au travail.
À l’expression « santé mentale au travail », vous préférez : « inclusion des personnes concernées au travail ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Jean-Victor Blanc : Concerné est un terme qui permet de parler des personnes atteintes d'un trouble psychique, quel que soit ce trouble. Beaucoup d'études montrent que changer des termes porteurs d’une charge trop stigmatisante peut avoir des effets très positifs. Au Japon, ils l’ont fait avec l'équivalent du terme schizophrénie ce qui a permis non seulement une meilleure acceptation du diagnostic pour les personnes atteintes mais cela a aussi facilité les coming out et la prise en charge de la communauté. On l'a constaté chez nous avec le changement entre psychose maniacodépressive et trouble bipolaire dans les années 80. Mais les effets de cette décision avaient été moins étudiés. Par ailleurs, le terme « concerné » permet aussi de ne pas définir la personne par le seul biais de sa maladie et de souligner qu’on peut être atteint d’un trouble et aller bien.
Quand on parle de santé mentale en entreprise, on ne sait jamais trop de quoi on parle : de quels troubles et de la manière dont l’organisation doit en tenir compte.
J.-V. B. : Quand on parle de santé mentale en entreprise, comme quand on parle de santé d’ailleurs, on fait référence à un spectre effectivement très large de maladies et de symptômes. Quand les entreprises évoquent des actions comme « autoriser les collaborateurs à venir avec leur animal de compagnie » ou « faire un escape game » pour prendre soin de la santé mentale de leurs collaborateurs, on fait référence à des troubles qui confinent au bien être ou au développement personnel. Pourquoi pas. Mais effectivement, cela ne doit pas faire oublier que l'essentiel de la question est l'inclusion des personnes concernées : à la fois celles qui seraient déjà dans l'entreprise et qui ont développé un trouble – ce qui est très fréquent –, et celles que l'entreprise a embauchées, entre guillemets, à ce titre-là.
Notre génération semble plus sensible à cette question que les précédentes.
J.-V. B. : Aujourd'hui, une entreprise qui ne se questionne pas du tout sur l’inclusion de personnes concernées ne serait pas très attractive. D’autant qu’une organisation qui a une grande ouverture à ces questions va forcément s’interroger sur le caractère toxique de son management en général. Cela représente une grande avancée pour tous.
Mais le management est-il prêt ?
J.-V. B. : Il y a d’énormes besoins en formation car l'essentiel de la stigmatisation des troubles psychiques repose sur la méconnaissance. Ils sont extrêmement mal compris tout simplement parce qu’on ne les enseigne nulle part, ni à l'école, et pas tellement davantage en école de médecine. Le but n’est pas de transformer les managers en soignants, ni de verser dans du mental washing qui consisterait à prétendre que tout le monde est pareil et que le Xanax, c'est rigolo. À ce stade, les managers sont surtout démunis. Le contact avec des personnes concernées qui racontent leur histoire, leurs parcours serait très efficace pour vaincre leurs peurs et les tabous.
L'entreprise est le lieu de la valorisation de la performance. Est-ce possible de sortir de ce paradigme ?
J.-V. B. : D’abord, il ne faut pas perdre de vue que beaucoup de problèmes psychiques sont temporaires et qu’après une phase aiguë et une prise en charge lourde, ils n'ont pas de conséquences pour les personnes. On peut avoir fait une dépression gravissime, avoir vécu une cure d’électroconvulsivothérapie et revenir travailler comme avant. Je dirais même mieux qu’avant, parce qu’avec cette discipline que les personnes doivent avoir, leur investissement est plus important et mieux maîtrisé. Ils n'ont rien à envier aux autres collaborateurs. Mais surtout, l'inclusion est un enrichissement pour tous. Prenons l’exemple d’une personne atteinte d’un trouble bipolaire qui aura besoin de régularité. Elle ne pourra pas se permettre de faire une nuit blanche comme l’imposent certains métiers tout simplement parce qu’elle en subira les conséquences pendant une semaine. Travailler avec quelqu'un qui dans l'équipe déclare qu’elle doit s’organiser différemment, c’est intéressant. Travailler toute une nuit n’est bon pour personne et se demander comment éviter ce type de situations est une très bonne question.
Aujourd'hui, les troubles psychiques représentent un coût important pour les organisations.
J.-V. B. : Effectivement, les dépenses autour des troubles psychiques coûtent très cher : un coût évidemment humain mais cela représente aussi le premier poste de dépenses de l'Assurance Maladie : 23 milliards d'euros par an sont consacrés au remboursement de soins au titre des troubles psychiques. Pour les entreprises, les troubles psychologiques coûteraient plus de 13 000 euros par an et par salarié du fait de l'absentéisme au travail. Ce constat n'est pas nouveau. Mais la grande chance c'est que nous avons une génération qui impose de prendre en compte ces sujets-là. C’est une chance et il faut s’en saisir pour avancer. Pendant longtemps, les troubles psychiques étaient présentés comme des dommages collatéraux qui concernaient les personnes et non pas la structure. Aujourd'hui, on sait reconnaître le caractère toxique des organisations.
S’intéresser à ce sujet permet de questionner nos méthodes pour tous...
J.-V. B. : Bien sûr, c’est un sujet universel. La seule réserve que j'aurai c’est qu’il ne faut pas perdre de vue la grande différence qui existe entre un outil thérapeutique et une amélioration du management. Si quelqu'un qui va bien travaille bien et vice versa, il serait dangereux de mettre les outils thérapeutiques au service de l’amélioration des performances. On a pu le constater autour de la question des psychédéliques et du micro dosing où on est passé d’un produit à usage thérapeutique à la panacée pour mieux travailler. Cette dérive est délétère et empêche la prise en compte de nos vulnérabilités. L'entreprise n'est pas toujours le meilleur endroit pour penser, mais elle doit se méfier des déviances qu’elle peut créer. Le manager ne peut pas ajouter à ses charges certains aspects comme la détection des symptômes d’une dépression. Il va falloir apprendre à différencier ce qui relève de l'entreprise et ce qui va relever de soins en dehors.
Cette prise en considération n’est pas trop complexe à mettre en œuvre ?
J.-V. B. : C'est moins complexe que d'autres choses qu'on demande au quotidien aux collaborateurs. Ce n'est pas si dramatique que ce qu'on imagine souvent. Avec un minimum d'informations, on peut faire déjà beaucoup. Il faut aussi avoir à l’esprit que ce n’est pas non plus dramatique. Quand on regarde comment on parle aujourd’hui des troubles psychiques dans la pop culture par exemple, cela montre que ça peut être inspirant, je dirais même joyeux et positif. Nous avons besoin de réenchanter cet aspect-là. Je fais le parallèle avec les questions autour de l'écologie. Il faut créer des espaces ressourçants qui donnent de l’information et des moyens sur la manière dont collectivement on peut relever ces défis.
À VISITER : Le Festival Pop & Psy au Ground Control pour une deuxième édition du 24 au 26 novembre 2023. Programme à consulter ici.
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