
Si vous vous délectez d’avance de la soirée passée en tête-à-tête avec Buffy, Dawson et Archie, n’ayez crainte, nous vous avons compris.
C’est à la fin des années 90 que celles que l’on nomme parfois avec un léger dédain « les séries pour ados » se sont réellement instaurées en tant que genre. Dans le sillon du classique 90210 (Beverly Hills) et du plus méconnu My So-Called Life (Angela, 15 ans), de nombreuses séries souvent venues d’outre-Atlantique se sont invitées sur nos écrans. Sauf que depuis les iconiques Buffy the Vampire Slayer et Dawson’s Creek ou les plus récents Riverdale, 13 Reasons why et Euphoria, les séries pour ados, (parfois) un peu régressives, ne sont pas uniquement appréciées par les moins de 16 ans.
Parce que les ados ne sont pas (vraiment) des ados
Depuis la fin des années 90, les séries pour ados ont muté pour viser une nouvelle population. À l’exception de certaines créations anglaises comme Skins ou Misfits, la plupart de ces séries ne présentent pas les protagonistes de manière réaliste. Le stratagème permet de mettre en place une double grille lecture des personnages afin de satisfaire toutes les tranches d’âge. Qui dans sa vie d’adulte ne s’est jamais débattu avec une crise existentielle, un triangle amoureux, la perte d’un proche, ou un cruel manque d’estime de soi ? Clémentine*, 34 ans, fan de séries américaines pour ados, confesse : « Ces séries me renvoient à des notions qui sont très présentes dans nos vies d'adultes : la beauté, l'argent, la reconnaissance, le sexe... »
Les jeunes de la télé ne sont donc pas vraiment des adolescents, mais des créatures hybrides, à mi-chemin entre un adulte accompli et la représentation idéalisée et sublimée d'un adolescent. Souvenez-vous de Dawson en train de psychanalyser sa sexualité naissante avec le vocabulaire d’un prof de fac, ou pensez à Archie Andrews de Riverdale qui se sacrifie régulièrement sans broncher pour sauver sa ville et ses amis... « Ce qui fonctionne très bien, c’est l’identification aux personnages. Non pas à l'ado que l'on était, mais à l'ado que l'on aurait aimé être », poursuit Clémentine.
Rendez-vous sous le kiosque à musique
Autre raison pour laquelle les ados à l’écran ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux qu'on rencontre dans la vraie vie : le jeu des créateurs avec les codes temporels. Spécialiste des séries TV, Alexandre Letren rappelle que la tendance à la nostalgie qui caractérise notre époque n’épargne ni les séries, ni les ados qui, de concert, surinvestissent les codes des années 90. Pour preuve, les reboots accomplis ou à venir des classiques de la décennie : Buffy the Vampire Slayer, Charmed, 90210, le sitcom Sabrina, the Teenage Witch (Sabrina l'apprentie sorcière) ou encore Roswell.
Cette pioche dans les succès passés se combine à une autre tendance qui contribue d’autant plus à flouter les frontières du temps : la mise en scène d’ados vivant à notre époque mais empruntant à l’esthétique des décennies précédentes. Dans 13 Reasons why et Sabrina, the Teenage Witch, Clay Jensen enchaîne les nuits blanches en écoutant des cassettes audio sur un walkman tandis que Sabrina erre en ville sous des kiosques à musique qui existent uniquement dans l’Amérique des années 50. Côté Riverdale, les personnages ne se départissent jamais de leur qualité vintage… Ils sirotent des sodas vanilla ice, conduisent des voitures colorées qui feraient saliver les collectionneurs fortunés, et sont amputés des attributs technologiques des jeunes de notre époque : exit Instagram, smartphones et autres Spotify. Ici, on écoute de la musique uniquement sur vinyles, voire sur gramophone. (Cela n’empêche pas pour autant les créateurs de donner aussi dans l’ultra réalisme, parfois même avec une précision clinique, comme dans 13 Reasons why lorsque Hanna se suicide en se tranchant les veines, face caméra dans son bain.) Cette juxtaposition d’achronies confère aux séries une dimension plus universelle tout élargissant le panel des spectateurs aux jeunes adultes souhaitant parfois retrouver les vestiges de leur propre adolescence.
« Cela me rappelle une époque plus simple »
Se lover dans une douillette couverture, au propre au comme au figuré, c’est le principe même des séries TV. Elles nous promettent une immersion au sein d’un univers à la fois familier, légèrement ouaté, et en rupture avec notre quotidien. Si les séries pour ados font un tel retour en force, c’est sans doute que l’envie de se couper du monde pour quelques heures se fait plus pressante, et que l’effet réconfortant qu’elles procurent est décuplé par rapport aux séries classiques. Plusieurs facteurs expliquent cet engouement. « Notre époque est quand même bien complexe, très anxiogène, et je vois dans ces séries une sorte de doudou rassurant » , commente Pierre Ziemniak, directeur des programmes au Series Mania Institute. Ensuite, les États-Unis sont très forts pour aller puiser dans leur imaginaire collectif, devenu aujourd’hui quasiment universel. « Quand on regarde une série américaine, on se dit : "Oui… C’est aussi nous." » Et ce même si nous n’avons jamais déambulé dans des malls après les cours ou récupéré nos copines en SUV en se lamentant au sujet du thème du bal de promo, le tout sur une musique acidulée aux sous-tons légèrement moroses. Double décalage référentiel donc, entre nostalgie exacerbée d’une époque inconnue et imagerie issue d’un pays qui n’est pas le nôtre.
L’OVNI Riverdale
La parfaite synthèse de ces tendances est la série Riverdale, aux effluves délicieusement twin peaksiennes. « Le plus gros plaisir coupable que j’ai trouvé ces derniers temps », avoue le réalisateur Christophe Charrier. Comme le comic des années 40 dont elle est inspirée, la série à l’esthétique pulp met en scène Archie Andrews, un lycéen intrépide aux cheveux roux flanqué de ses trois meilleurs amis. Dans la petite ville de Riverdale ambiance Scoubidou, tous les quatre vivent des aventures invraisemblables, entre traque de tueurs en série et voyages dans le temps. Le fait que la série s’empare d’un comic justifie en grande partie les nombreuses références à la décennie dont la BD est issue, mais pas seulement. « Cette série table sur une imagerie revisitée des États-Unis par eux-mêmes, le pays se raconte façon Norman Rockwell. À la fois thriller et plein d’autres choses, la série, à la lisière du fantastique, se déroule à une époque fantasmée. En termes d’esthétique, tout y est de mauvais goût, rien n’est réaliste ! Pourtant, la série a séduit de nombreux fans. C’est un laboratoire, un véritable terrain de jeu, qui puise aussi dans la culture populaire pour se réinventer à chaque épisode, avec des hommages aux comédies musicales, aux films d’horreur, ou encore au cultissime Breakfast Club, le tout dans une lumière bleutée et rougeoyante », précise le réalisateur.
En outre, la série est quasiment intemporelle puisque les thématiques abordées ne sont jamais ancrées dans l’actualité, et toujours déployées à l’échelle d’une petite ville, dans une sorte de huis clos urbain : le tueur en série du coin, le gang de la banlieue d’à côté, la drogue locale, au doux nom de Fizzle Rocks… « La série n’est pas plaquée dans une époque. On ne sait pas très bien où l’on se situe, les repères chronologiques sont flous, et c’est très bien… », explique Christophe Charrier.
Pour Alexandre Letren, la question n’est pas tant de savoir pourquoi nous regardons des séries pour ados, mais plutôt pourquoi les auteurs et producteurs se (re)plongent dans ces séries. À ses yeux, deux explications. Crise économique oblige, les chaînes de TV souhaitent éviter les risques en misant sur les reboots de séries ayant déjà fait leurs preuves. « Ces séries constituent des produits d’appel pour les fans des séries originelles. L’argument est commercial, l’objectif est de minimiser les risques financiers », explique le spécialiste.
Qu’importe finalement la raison de cette popularité. La figure de l’adolescent n’en finit plus de fasciner scénaristes et réalisateurs, et ce n’est pas Sofia Coppola (The Bling Ring), Larry Clark (Kids) ou encore Jeffrey Eugenides, l’auteur de Virgin Suicides, qui diront le contraire. En témoigne depuis une trentaine d’années l’impressionnante déferlante de teen movies ayant inspiré le superbe documentaire britannique Beyond Clueless. Réalisé en 2014 par Charlie Lyne, la narratrice Fairuza Balk y affirme de sa voix envoûtante « Le lycée est hypnotique, (…) il nous attire dans un monde que l’on ne connaît que trop bien, grâce aux souvenirs, aux rêves, et surtout, aux films. »
*Le prénom a été changé
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