Camille Etienne

« Ne soyons plus naïfs. Il y a des profiteurs climatiques ! »

© Solal Moisan

Camille Etienne, la plus connue des militantes écologistes françaises, fait le point sur ce que devraient être nos actions pour le climat.

GIEC, HCC, AIE… Rapport après rapport, les autorités scientifiques sont claires : les politiques publiques actuelles de l’ensemble des pays du monde ne sont pas à la hauteur de l’urgence climatique. Selon le Haut Conseil pour le climat, notre trajectoire conduirait à un réchauffement planétaire de +3,2 °C. Pour Camille Etienne, activiste pour la justice sociale et climatique, la seule manière de dépasser notre impuissance collective est un soulèvement écologique. On se lève et on agit !

Dans votre livre, vous réfutez le terme de « transition » et lui préférez « soulèvement ». L'heure n’est plus à l’évolution mais à la révolution ?

Camille Etienne : Nous n’avons plus le temps d'une transition, qui n’est que la définition d’une action future. Nous avons déjà dépassé sept des neuf limites planétaires énoncées par le Stockholm Resilience Center. Le soulèvement refuse l'idée qu'il suffirait d'avoir un plan en 10 points pour sauver le monde et de l'énoncer. C'est une révolution axiologique. Ce n'est pas se demander comment décarboner chaque chose. C’est décider ce que l’on garde parce que c’est indispensable ou que cela correspond à nos définitions du beau, du sublime ou du nécessaire pour autre chose qu'une utilité pratique. Le soulèvement, c’est changer de manière d'être au monde.

La planification écologique n’est-elle pas un signal de la prise en compte des impératifs climatiques ?

C. E. : Cette planification, telle qu'elle est portée, n’est qu’idéologique. C’est une étude de la décarbonation possible, secteur par secteur. Il n'y a aucune action immédiate, que des prévisions pour 2040 ou 2050. J'aurais préféré, au lieu d’annonces générales d’objectifs lointains, qu’il n’y ait qu’une seule décision immédiatement suivie d’effets. 

Par exemple, on se concentre, à juste titre, sur le CO2. Mais il y a des forceurs radiatifs à courte durée de vie au pouvoir réchauffant quatre fois supérieur, comme le méthane. On pourrait en réduire immédiatement les émissions, qui viennent majoritairement de l'élevage, en adoptant un moratoire sur les fermes usines et en accompagnant les gros éleveurs pour réduire leur cheptel. Le soulèvement peut être extrêmement concret et rapide !

Les opposants à cette rupture présentent un « discours du réel », l’impératif de répondre aux besoins de la société avant de les redéfinir. Si l’on ne peut pas programmer la transition, est-on condamné à l'échec ou à la révolution ? 

C. E. : Cette « écologie des solutions » est un faux pragmatisme. C’est prendre le problème à l’envers : garder le monde actuel en tentant d’y faire rentrer la contrainte écologique. Il y a des limites planétaires à l'intérieur desquelles s'inscrivent le monde et notre société, que ça nous plaise ou non ! C'est le paradigme avec lequel nous devons composer pour façonner le monde le plus juste possible et faire en sorte que ces changements soient choisis plutôt que subis. L'urgence écologique est la seule chose que l’on ne peut pas négocier.

Pour présenter ce changement ontologique, vous parlez de lutte, de révolte, de soulèvement, de rébellion, de résistance... Face à l'inaction climatique, la radicalité devient obligatoire ? 

C. E. : Il n'y a pas d'inaction : ne pas agir, c'est une action délibérée ! « Radical » veut dire aller à la racine du problème. Il ne peut y avoir une réponse à la hauteur que radicale. Sinon, on se retrouve à mettre des pansements sur une hémorragie interne. Au niveau européen, la France a d’ailleurs été très active pour réautoriser le glyphosate. Ne soyons plus naïfs. Il y a des profiteurs climatiques, qui gagnent énormément à cette crise et qui s’organisent pour s’assurer de l’immobilisme et préserver leurs intérêts. Il faut installer un rapport de force. Il est fondamental de continuer inlassablement à convaincre, mais nous ne pouvons plus nous permettre d'attendre que tout le monde le soit.

Pourtant, cela permet à leurs adversaires de présenter les mouvements écologiques comme des forces de destruction. Vous appelez ça « le renversement des catastrophes ».

C. E. : Les mots employés pour nous décrire sont souvent « anti-démocratique », « conflit », « liberticide », voire « écoterroristes ». Le terrorisme, c’est créer la terreur pour semer le chaos ; or les activistes climatiques font tout ce qu’ils peuvent pour éviter le chaos climatique ! Le principe de l’État de droit n'est-il pas de choisir collectivement de restreindre une partie des libertés individuelles au nom d'une liberté collective plus grande ? Pouvoir se projeter dans l’avenir et avoir des enfants me semble une liberté plus importante à défendre que celle de prendre l'avion 18 fois par an. L'accès à des ressources qui se raréfient est un facteur majeur de conflit. Nos dépendances, notamment aux énergies fossiles, financent des guerres. Se battre pour la transition énergétique, c’est œuvrer pour la paix. On nous oppose précisément ce pour quoi nous nous battons ! Gagner la bataille des mots est donc fondamental pour ne plus perdre de temps. 

Qui peut restreindre les libertés ? Au nom de quoi ? Si l’on se fie aux résultats des élections législatives, les forces écologiques n’en ont pas le mandat électoral… 

C. E. : N'oublions pas toutes les choses auxquelles nous sommes soumis sans que nous y consentions. Qui nous condamne à peut-être faire partie des 50 000 personnes en Europe qui meurent chaque année de la pollution de l'air ? Qui a décidé d’empoisonner les agriculteurs utilisateurs des produits créés par l’industrie agro-industrielle ? Décider collectivement de restreindre certaines activités, c’est au contraire reprendre un pouvoir de décision sur ce qui nous touche aujourd’hui et nous engage sur des générations. 

Ces décisions aux conséquences mortelles légitiment-elles votre appel à la restriction de certaines libertés ? 

C. E. : Une citoyenne ne peut pas décider d'une loi unilatéralement. La décision est dans les mains de celles et ceux qui sont élus. Mais quand on voit le nombre de lois et d’amendements prérédigés par des lobbyistes, force est de constater que nos parlementaires ne sont pas les seuls à prendre des décisions… 

Heureusement, le politique est bien plus large que ce qui se passe à l'Assemblée ou à l'Élysée. Cette révocabilité que nous n'avons pas dans la Constitution, nous la créons par la réputation et le rapport de force. Les réseaux sociaux et les médias sont donc des leviers très importants. Regardez le pouvoir d’une vidéo qui déshabille la rhétorique du pouvoir et fait changer le récit sur les violences policières. Nous devons utiliser ces outils pour peser sur les décideurs, leur rappeler qu’ils nous doivent aussi quelque chose. 

Pour y parvenir, il faut des militants et des militantes. Vous dites qu'il ne faut pas attendre le déclic pour s’engager. Que faut-il pour se décider à agir ?

C. E. : Attendre le déclic, c’est penser qu’on ne peut pas agir tant qu’on ne l’a pas eu, que l’engagement est une passion ou un combat réservé à des personnes particulières. Être vivant sur un monde qui s'étiole me semble assez légitime pour se soulever. Il faut juste de la lucidité et du courage. Les émotions jouent donc un rôle central. Cela peut être la rencontre avec le beau, comme c’est souvent le cas pour les défenseurs des océans, ou un territoire que l’on refuse de voir disparaître. Cela peut être une émotion de joie, d'amour ou de colère et d'injustice. La peur aussi est un levier puissant pour créer le mouvement. Et aujourd’hui, on peut légitimement craindre pour nos corps et nos vies. 

Pourtant, enquête après enquête, le public exprime une fatigue informationnelle et son rejet des discours négatifs ou catastrophistes. N'y a-t-il pas le risque d'un dialogue impossible ? 

C. E. : Cacher une vérité ne la fait pas disparaître. Nous sommes au point de rupture écologique. Face à cette urgence vitale, nos décideurs politiques pourraient agir mais choisissent de ne pas le faire. Ce sentiment de dépossession et d'impuissance crée une peur et l’aggrave en la rendant intime et individuelle. Je ne souhaite pas semer la crainte, je préfèrerais de loin mobiliser par l'émerveillement, mais il faut reconnaître cette peur et cette colère pour en faire un objet que l’on puisse exprimer collectivement et qui puisse nous animer. Car il y a une force et une joie à se retrouver ensemble dans la lutte.

L'ignorance est le premier argument de l’inaction. Celui-ci est désormais largement caduc. Comment comprendre l'inaction ? 

C. E. : Le climatoscepticisme est une invention des fabricants de doute, mais surtout c’est un choix entretenu par ceux qui profitent de la crise environnementale en connaissance de cause. On ne peut pas espérer qu’ils changent de position après avoir fait une fresque du climat ! L'industrie fossile n'a jamais gagné autant d'argent de l’histoire, alors que le reste de la population souffre de l'inflation. L’évangélisation des connaissances est une étape importante, mais elle ne suffira pas face à ces intérêts.

Selon vous, « nier le dérèglement climatique est has been ». Pourtant, le climatoscepticisme progresse en France. Notre société n’est-elle pas plus marquée par le nihilisme que par l’impuissance ? 

C. E. : Le climatoscepticisme est souvent empreint d’égo débile qui empêche de reconnaître que la situation écologique est terrifiante. Mais nous, les activistes, avons aussi une responsabilité par les discours que nous avons pu tenir avec les plus âgés, les agriculteurs ou les chasseurs. Nous devons beaucoup de nos droits et libertés aux générations avant nous, mais certaines de nos positions donnaient l’impression de balayer d’un coup tout un passé. C’est important de ne pas se tromper et de nommer les vrais responsables, car il y en a. 

Vous vous seriez trompés d’ennemis ?

C. E. : Peut-être aurions-nous dû reconnaître le travail fait après la guerre pour reconstruire, réindustrialiser et nourrir le pays, car c’étaient les urgences du moment. Nos propos étaient proches du « vous nous avez laissé une planète de merde » et ce « vous » n'était pas assez ciblé. Il laissait croire qu’un agriculteur qui n’avait d’autre choix que celui de l'agriculture industrielle était coupable. Peut-être n’avons-nous pas assez rendu hommage à certains combats pour mieux expliquer que nous avons atteint les limites d’un système, qu’il est vital de trouver une autre voie sans que ce soit la faute de tous ceux qui ont travaillé au sein de ce système, seulement que celui-ci nous détruit désormais davantage qu’il ne nous sert.

Ceux qui se sentent attaqués ou qui voudraient bouger mais n'y arrivent pas attendent qu'on leur donne envie par le portrait d’un futur dont on ignore tout. Comment dépasser le mythe du récit mobilisateur ? 

C. E. : Je pensais aussi que le discours militant était trop négatif, qu’il fallait donner plus envie. Mais cette antienne de l'avenir désirable est maintenant une illusion qui m’énerve. Nous sortons de la zone de sûreté pour l'humanité. Préserver les conditions de vie sur terre doit-il être rendu désirable pour que l'on daigne s'y intéresser ? ! 

Si l’ignorance, la peur ou l’absence de récit mobilisateur n’expliquent pas l’impuissance de nos sociétés, celle-ci est un récit qui ne nous appartient pas. Qui nous l'impose ?

C. E. : Cette impuissance est construite par ceux à qui elle profite. Avant, je trouvais un peu facile de faire reposer la responsabilité uniquement sur certaines grosses entreprises, car nous participons tous plus ou moins à ce système. Mais il faut se défaire du mythe néolibéral d’une situation optimale où l’offre rencontre la demande et réaliser que l’offre crée la demande. Le marketing et la publicité créent un imaginaire du confort qui en réalité nous nuit. La première étape de la liberté, c'est prendre conscience de ce qui nous aliène. 

L’impuissance est-elle aussi une manière de maquiller l'inaction ? 

C. E. : L’impuissance est un choix politique paradoxal qui consiste à dire que l’État ne peut pas tout mais qu’il va quand même tout régenter. Pour sortir des énergies fossiles ou bloquer les projets climaticides de Total, les pouvoirs publics ne peuvent jamais rien…, mais ils s’incarnent quand même en homme providentiel ! Cette impuissance choisie est surtout une fausse excuse cynique. L’État, garant du bien commun, ne pourrait rien contre une entreprise qui condamne l’intégralité de ses citoyens ? Quand bien même ce serait le cas, l’urgence serait d’inventer des lois et des mécanismes pour agir dans l’intérêt collectif, pas de se contenter d’un hypocrite aveu de faiblesse !

Pour se défendre, Total a développé un contre-discours du besoin : l’entreprise répond aux nécessités de la vie moderne. Que peut-on opposer à cet argument ?

C. E. : Il ne faut pas confondre les besoins réels et les solutions présentées. Par exemple, la nécessité, c’est la mobilité, pas la voiture individuelle qui maximise les profits de Total. Surtout, il faut sortir de l’économie de l'« illimitisme » qui cherche un débouché à toutes les ressources qu’il faudrait extraire jusqu’à leur disparition (et la nôtre). Il y a d’autres voies. 

Le philosophe André Gorz proposait de redéfinir l'économie par le besoin en prenant en compte les ressources à notre disposition. Il voulait partir de ces contraintes pour s’accorder sur ce qui était nécessaire à la société. L’appareil productif répondrait à ces demandes, puis s’arrêterait. On ne surexploiterait ni les ressources naturelles ni les ressources humaines. Selon lui, le progrès était l’avènement d’une société du temps libéré. 

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commentaires

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  1. Avatar Philippe dit :

    Rien n'arrêtera la changement climatique. Tout ce qu'on doit faire c'est s'y préparer, et s'adapter comme l'humanité l'a toujours fait.
    La France c'est 1 ou 2% des émissions mondiales de CO2. Critiquer son "inaction" est débile. Si on arrête complètement le pays ça ne compensera même pas l'augmentation des rejets de l'Inde, ou de la Chine ou des USA.

  2. Avatar VDE dit :

    Les chinois émettent du CO2 pour fabriquer les biens de consommation que vous achetez. Ne pas confondre inventaire national et empreinte carbone. Merci.

  3. Avatar Anonyme dit :

    Je me questionne tous les jours en voyant le monde inactif où presque ,face à tout ce qui est annoncé concernant le réchauffement climatique .cela semble voulu même de la part de nos gouvernants dans le monde entier .

  4. Avatar Anonyme dit :

    Cher Philippe ce qui est debile est de subir sans agir. Soyons responsable de ce qui nous arrive, la vie est juste avec nous.

  5. Avatar François dit :

    Méfiance sur le discours de l'adaptation que les autorités commencent à promouvoir.

    Il y a l'adaptation qui ne change rien au fonctionnement de nos sociétés et qui abandonne la lutte nécessaire contre les atteintes dangereuses de l'environnement détruisant les écosystèmes et notre vie sur terre.

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