Deux papas et leurs deux garçons se brossent les dents

Monoparentalité, mariage gay, coparentalité : Est-ce que la famille change réellement ?

© FB via Midjourney

Sociologue de la famille et du couple depuis plus de cinquante ans, François de Singly a suivi de près les évolutions de la famille en France. À 76 ans, il s’enthousiasme de voir se développer une littérature critique et de nouvelles formes familiales.

Vous êtes un des rares sociologues à étudier la famille en France. Pourquoi un tel désintérêt pour cet élément si important de nos vies ?

François de Singly : Quand j’ai commencé, dans les années 1970, la sociologie était assez marxiste et il y avait une hiérarchie des objets. Le travail, la lutte des classes, les syndicats, étaient prestigieux..., les autres objets étaient secondaires. Surtout la famille. Le mot même était difficile à dire, car il était connoté de droite. Bourdieu parle d’héritage familial et de classes sociales dans Les Héritiers mais le mot « famille » n’est pas utilisé. C’est toujours vrai aujourd’hui. D’ailleurs, on parle de « sociologie des familles » pour éviter de dire « sociologie de la famille », comme si cette formulation au singulier rendait hommage à la famille, alors que quand on parle de sociologie de l’école, on ne rend pas hommage à l’école.

La sociologie de la famille a pris plus d’importance avec les années, mais ce n’est toujours pas un objet noble de la sociologie. C’est vu comme un sujet pour les femmes, et de toute façon, nous manquons de budget pour l’étudier. La France a beau être assez familialiste, l’argent public est parti plutôt à l’Ined, donc en démographie.

Heureusement, depuis quelques années, je note, en dehors de la sociologie, une reprise des essais critiques sur la famille comme il n’y en a pas eu depuis longtemps. 

Dans l’imaginaire moderne, une famille, c’est toujours une mère et un père amoureux et deux ou trois enfants biologiques. Est-ce ce que vous avez constaté lors de vos travaux ?

F. de S. : Oui ! Cet imaginaire romantique de la famille existe toujours. Je n’ai jamais rencontré de jeunes de 20 ans qui veuillent une famille recomposée. De même que la plupart des femmes en famille monoparentale n’ont pas rêvé de créer une famille monoparentale. Notre modèle familial reste calé sur celui qui est apparu dans les années 1930 quand la logique affective a pris le pas sur la logique d’arrangement, c’est-à-dire quand on s’est mis à fonder des familles par amour et non plus pour des raisons économiques. Toutes les évolutions de la famille depuis la fin des années 1960 – baisse des mariages, hausse des divorces et séparations, apparition des familles recomposées – sont paradoxalement les preuves de la force de cet imaginaire affectif de la famille puisque la forme familiale dépend de l’évolution du sentiment amoureux. La famille a changé de forme sans se modifier de façon considérable. Sur le fond, elle reste la même. Il n’y a pas une troisième logique qui a pris sa place.

Ces évolutions n’ont-elles pas tout de même fragilisé la famille ?

F. de S. : Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il y a deux logiques dans la famille actuelle : la logique de transmission entre les générations et la logique affective. La logique de transmission, je l’appelle « la valeur universelle de la famille » parce que c’est le point commun entre tous les modèles familiaux depuis aussi loin qu’on s’en souvienne. Cette logique a besoin de stabilité. Elle s’oppose en ça à la logique affective, qui est intrinsèquement fragile puisque rien ne peut garantir la durée de l’affection. D’ailleurs, avant l’apparition de l’imaginaire romantique au XIXe siècle, celle-ci n’avait pas de durée. Il n’y avait pas de « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». On s’intéressait à la naissance du sentiment, comme chez Iseult et Tristan, et Roméo et Juliette, pas à sa suite. Malgré leurs oppositions, ces deux fonctions perdurent. La fonction universelle s’est renouvelée en investissant l’extérieur de la famille plutôt que l’intérieur. Elle se joue désormais à travers la mise en place de stratégies par les familles autour de l’école, parce que l’école permet la reproduction sociale. D’ailleurs, les grandes écoles fonctionnent avec des taux de reproduction sociale encore plus élevés que dans les années 1960. Et la fonction affective peut supporter différentes formes, à mon sens : séparation, recomposition, homoparentalité, etc. La famille n’est donc pas fragilisée. Mais si elle l’était, ce serait positif parce que ça voudrait dire que l’égalité des chances augmente.

Pourtant, on ne peut pas nier une réaction à l’évolution de la famille, notamment contre l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux célibataires. 

F. de S. : La famille, c’est aussi un rapport de genres. Un des éléments de déstabilisation de la famille, c’est donc le féminisme et les réactions à ce féminisme. C’est une logique que je n’avais pas mise au centre de mon modèle quand je l’ai créé. Mais je pense que, même si ces nouvelles familles choquent certaines personnes, elles sont vite acceptées. Regardez le mariage homosexuel, un ou deux ans après, on n’en parlait même plus parce qu’au fond toutes les affaires sérieuses de la reproduction ont repris. Pour moi, la tension sur la reproduction n’est pas dans les familles monoparentales volontaires, elle est plutôt dans les familles monoparentales avec des femmes de milieux populaires qui divorcent et vont être dans des conditions rendant difficile la fonction de reproduction. Elle est aussi dans les familles où les pères disparaissent et remettent en question ce désir de reproduction. Mais, encore plus, la forme qui déstabilise la famille, ce sont les familles volontairement sans enfant. 

On en parle peu encore, mais de plus en plus de personnes élèvent des enfants ensemble sans être liées par un sentiment romantique présent ou passé, c’est ce qu’on appelle « la coparentalité choisie ». Est-ce que cela pourrait porter un coup à la logique affective ?

F. de S. : Là aussi, je vois une continuation du modèle familial actuel. Le lien affectif n’est pas que romantique, il est aussi bien au sein du couple qu’avec les enfants. Dans ce cas, il se protège des séparations difficiles et se joue au niveau des enfants. Une des questions possibles, c’est : est-ce qu’on va revenir au modèle de la fin du XIXe siècle ? À cette époque apparaissent la logique affective et le modèle conjugal, mais ils ne se jouent pas encore dans le couple. Le conjugal amoureux s’est inventé à côté du mariage, dans les relations extra-conjugales. Quand Victor Hugo est exilé, il part avec sa femme et son amante et installe cette dernière dans une maison à côté de la sienne. Quant à la femme d’Émile Zola, elle adopte les enfants illégitimes de son époux à sa mort.

Donc on n’invente rien en séparant le romantique du familial ?

F. de S. : Non, pas vraiment. De toute façon, il n’y a pas 50 000 formes possibles. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est l’élargissement de la famille. En ce moment, je travaille, par exemple, sur le lien qu’ont les gens avec leur chat ou chien, et le fait qu’ils disent que ce sont des membres de la famille au même titre que les membres humains. C’est pour ça que je trouve que la famille est difficile à définir. C’est une chose assez floue. De façon similaire, les liens entre la famille et l’amitié se rapprochent. On dit « ma sœur, c’est vraiment comme mon amie » pour distinguer des liens particulièrement forts avec une sœur, ou encore « cette amie, c’est comme ma sœur » pour prouver la puissance de cette relation. Il y a pourtant quelque chose qui ne les confond pas. Peut-être parce que le lien familial comporte une dimension d’obligation morale.

Est-ce que vous pensez que l’imaginaire de la famille pourrait changer pour intégrer les familles qui « sortent du moule », que ce soient des familles homoparentales ou monoparentales, des familles en coparentalité choisie, des familles sans enfant ?

F. de S. : Critiquer la famille patriarcale engendre de nouvelles modalités, mais n’engendre pas un nouvel imaginaire. On a pour l’instant de l’effervescence, mais l’effervescence ne suffit pas à créer un nouvel imaginaire. L’invention d’un nouvel imaginaire est extrêmement difficile. Il faut faire rêver, ajouter une fiction à la réalité qui permette de se projeter, tout en gardant des repères pour qu’on puisse reconnaître le concept de famille. Prenons la création d’une religion : elle donne un imaginaire, par exemple le Christ qui ressuscite, pour la chrétienté, mais au moins la moitié de cet imaginaire est emprunté aux religions qui ont existé avant. Pour la réinvention d’un nouvel imaginaire de la famille, la question que je pose, c’est : quels éléments des formes précédentes de la famille reprendra-t-on et quels éléments réinventera-t-on ? 

Par exemple, je me rappelle un couple de femmes avec un enfant qui me disait qu’elles se sentaient être une vraie famille quand elles se regardent dans le miroir en se lavant les dents. Pourquoi cette scène est-elle symbolique d’une vraie famille ? La brosse à dents, ça montre que la famille est dans le banal, l’ordinaire. Son imaginaire n’est pas dans le mariage et les grandes fêtes, mais dans la vie quotidienne. Réinventer un imaginaire de la brosse à dents, c’est bien. Il faut en priorité se demander ce que ces nouveaux modèles de familles ont en commun et définir des formes attractives de ce commun. Le jour où on aura un imaginaire concurrent, les choses pourront bouger très vite. Mais il ne faut pas oublier que, sur les sociologies politiques, on peut se mobiliser même si on n’a pas les imaginaires !

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commentaires

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  1. Avatar Anonyme dit :

    La famille a considérablement évolué, du mariage traditionnel, avec le divorce, s'est créé une famille recomposée, soit avec les enfants du 2eme couple on disait du second lit. Ce schéma est très accepté dans notre société, les enfants n'ont pas de traumatisme- mais quand même- car ils sont nombreux. En plus les enfants peuvent être adoptés par le nouveau conjoint.
    Le mariage est ringard mais pas la famille.
    Les possibilités génétiques ont permis la PMA entre deux femmes.
    Toutefois, il y a de l'angoisse, les jeunes ne veulent pas d'enfants depuis le Covid, ils se replient dans un confort égoïste. On parle de mariage lavande, mariage pour avoir des avantages sociaux.
    Plus les familles dites monoparentales, mères étrangères vivant avec des enfants sans le père.

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