
Ici, le client n'est pas roi. Le roi, c'est Karen.
Une chaîne de restauration d'un genre particulier s'est développée dans les pays anglo-saxons. Il s'agit de Karen's diner, baptisée en hommage au personnage le plus détesté des Internets : Karen. Dans une lumière néon et sur des banquettes en skaï, on avale une nourriture grasse et réconfortante en se faisant agresser verbalement par une serveuse qui fait la moue.
Qui est Karen ?
La Karen est communément décrite comme une femme blanche d'âge moyen sévissant dans les cafés et grands magasins où elle aime à malmener les employés précaires et payés au SMIC. Elle est née en 2019 à la suite de la diffusion sur les réseaux de vidéos montrant des femmes (au volant de grosses voitures, à un comptoir ou dans la rue) taper d'énormes caprices pour absolument aucune raison valable. Comme le rappelle Know Your Meme, Karen est « la grande méchante des Target » (le Monoprix américain), sorte de « nuisance publique » plus ou moins raciste qui estime que tout lui est dû, et le fera savoir en exigeant de parler à un responsable (ou à la police). Pourquoi le prénom Karen a-t-il été choisi ? Nul ne le sait, c'est peut-être en référence aux films Mean Girls ou Goodfellows. Dans tous les cas, la Karen est devenue une institution. On la retrouve sur YouTube, TikTok ou Reddit (r/FuckYouKaren), et désormais aussi dans les diners rétro où l'on sirote sodas et milk-shakes à la vanille.
Vous y serez toujours mal reçu, et vous aimerez ça
La déco évoque les années 50 (une époque plus simple), les burgers sont gros, et les serveuses vêtues de rose lèvent les yeux au ciel lorsqu'elles s'adressent aux clients. Depuis deux ans, une vingtaine de restaurants de ce type ont ouvert dans les pays anglo-saxons, principalement en Australie et en Angleterre, et plus récemment à Saint-Louis et Chicago aux État-Unis. La promesse est claire : « Attendez-vous à un service grossier, à des serveurs chantants et à des apparitions régulières de la gérante, la plus Karen des Karens de tous les temps (...) La nourriture est excellente, le service est ingrat. » Et en bonus, un soda est offert à toute heureuse propriétaire du prénom Karen. Attendez-vous aussi à vous faire jeter aux visages les menus plastifiés, voir bailler la serveuse lorsque vous passez commande, et participer à une loterie permettant de « rencontrer le manager », qui débarquera en exhibant la perruque de rigueur (blonde, longue devant et courte derrière).
Le client n'est pas roi. Le roi, c'est Karen
Payer pour se faire envoyer bouler et juger sur le choix de son plat peut ressembler à un mauvais calcul. Pas pour tout le monde. « Les individus aspirent à se moquer du paroxysme de cette bienséance de l'hospitalité qui aujourd'hui l’assujettit encore aux clients. L'hospitalité n'est pas que centré sur le client. Ce genre de concept plus marginal prouve que les individus cherchent un contact humain – voire inhumain – avec le personnel. Ils cherchent cette interaction codifiée, voire justement bouleversante. Avec ce genre de concept, la culture de l'hospitalité conventionnelle est clairement devenue satyrique et ironique. On renverse et on s'oppose à une bienséance culturelle où le client est roi. On transpose la culture d'Internet avec ses trolls et ses haters dans un espace plutôt dédié à l'échange et la convivialité. Tout comme les réseaux qui ne sont eux-mêmes plus si sociaux que ça aujourd'hui mais où l'hostilité est malheureusement normalisée. Les Karens' restaurants sont un mème dans le mème : avec la culture du clash et de la confrontation, les individus cherchent à transformer les classiques avis négatifs ou mauvaises expériences de restaurations et hospitalités en divertissement. C'est un paradoxe et une suite logique à la fois, explique Adrien Cadiot, conseiller en anticipation des tendances socioculturelles.
The Counter Code : une vieille tradition américaine
En 1954, la société Krystal, fondée dans le Tennessee au début des années 30, a élaboré un film éducatif détaillant comment le personnel de ses restaurants devait se comporter et s'habiller. Le personnel, alias « la famille Krystal », se devait de faire les choses comme il faut, « à la façon Krystal » ( « The Krystal Way ».) Il s'agissait donc de se tenir droit, de sourire, de ne pas éternuer au visage des clients, d'éviter le vernis à ongles, de faire preuve de patience avec les indécis, et de ne pas ricaner entre collègues. Le tournage du film a aussi donné lieu à une série de photos. Celle-ci montre Zelda, une serveuse de l'époque, tenue de ranger sa cigarette et d'agir naturellement sous l’œil du photographe. Mal à l'aise, Zelda ne sourit pas. Ainsi nait The Counter Code, sorte de guide parodique de la bonne conduite dont s'inspire le Karen's diner. Le concept de l'établissement n'est d'ailleurs pas nouveau. Dans l'un de ses sketchs, l’émission SNL parodiait déjà les établissements, populaires aux États-Unis à la fin des années 2010, où les clients étaient servis par d'impertinentes et revêches drag-queens.
Participer à la conversation