Sur un fond étoile, le Capitole, un tigre et Trump

Le mariage entre New Age et QAnon va (toujours) bien, merci pour lui

© Florence Banville

Depuis le Covid, QAnon, la mouvance conspirationniste d'extrême droite venue des États-Unis, a passé ses thèses aux pastels. Récapitulatif.

Une nouvelle étude cyber-ethnographique fait le point sur les congruences entre deux nébuleuses : nouvelles spiritualités et conspirationnisme politique. Pourquoi QAnon, New Age et culture bien-être font-ils si bon ménage ? Explications de Manéli Farahmand et Mischa Piraud, sociologues des religions au Centre international d’information sur les croyances, qui ont réalisé avec Sybille Rouiller l'enquête « "QAnon pastel" ou la surprenante convergence entre conspirationnisme politique et spiritualités New Age. »

Pour rappel, c'est quoi exactement QAnon ? À quelles thèses adhèrent les membres de ce mouvement ?

Manéli Farahmand et Mischa Piraud : Apparu en 2017 aux États-Unis, QAnon désigne une constellation de thèses dénonçant des conspirations ourdies par un « État profond » (Deep State), que seul Donald Trump serait en mesure de déjouer. QAnon ne constitue véritablement ni une unité homogène, ni un groupe structuré. Le mouvement se constitue par l’adoption et la (re)diffusion dans la sphère publique de thèses initialement confinées à la sphère politique américaine. Ce mouvement de soutien à Trump a émergé à la suite des posts d’un certain « Q Clearance Patriot » sur le forum 4chan en 2017 dans la rubrique /pol/, comme « Politically incorrect ». Le dénominateur commun des conversations observées dans la rubrique : un positionnement de type « alt-right », une certaine droite radicale dite « alternative » qui se distinguerait de la posture conservatrice classique. La lettre Q fait allusion à l’habilitation « secret défense » et QAnon renvoie à l’imaginaire popularisé par le mouvement Anonymous. Le mouvement se construit donc sur les publications anonymes et relativement cryptiques d’un supposé membre du gouvernement ayant accès aux dossiers les plus sensibles.

Sémiotiquement, QAnon est associé à plusieurs éléments : l’expression « Where we go one we go all » – WWG1WGA (Où l'on va, nous allons tous) ; les trois étoiles associées à un compte Twitter ; le nombre 17 (Q étant la 17ème lettre de l’alphabet) ; la mention de la tempête, « the storm » – ou STQRM – en référence à une formule de Trump. Outre cet univers de signes, les discours QAnon s’articulent autour de trois thèses principales. Tout d'abord l’existence d’un Deep State qui gouvernerait en sous-main, une « entité composée d’individus hyperpuissants et influents, non élus, qui ont un impact décisionnel sur des États entiers ». Ensuite, Donald Trump serait la seule figure capable de déjouer ce complot. Pour des raisons peu claires, malgré et à cause de son statut d'ancien président des États-Unis, il ne pourrait s’exprimer que par allusions et messages cryptés. Enfin, les interventions de Trump et de Q seraient à la fois le signe et le vecteur d’un « Great Awakening » de la population et d’une tempête à venir. Thèmes qui ne vont pas sans rappeler les structures du New Age et du millénarisme, entendu ici dans le sens large d'une posture considérant l’avènement prochain d’un monde nouveau, meilleur que le précédant.

Comment circonscrivez-vous la nébuleuse New Age ? Comment a-t-elle évolué ces dernières années ?

M. F et M. P : Il s'agit d'un mouvement historique californien caractérisé par l’attente d’une nouvelle ère, « l’ère du Verseau. » Né dans les années 1960 avec la création du centre Esalen à Big Sur et la fondation en Écosse de la communauté mi éco-spirituelle, mi développement personnel, le mouvement se développe dans le sillage de la contre-culture avant d'être théorisé en 1982 dans un manifeste : The Aquarian Conspiracy: personal and social transformation in 1980s, de Marylin Ferguson. L'autrice appelle à rénover les institutions dominantes, notamment la relation au corps, au couple, à la nature, à la vie politique et à l’environnement. Aux yeux des participants, le changement de paradigme tant attendu passe par un changement personnel et un changement de conscience collective. Depuis, plusieurs chercheurs ont démontré que le New Age en tant qu’utopie sociale se transforme progressivement avec le tournant néolibéral. Il se monétarise et s’individualise au détriment de ses fondements communautaires et sociopolitiques. Le New Age (voire le post-New Age) est donc devenu un terme générique qualifiant toute une série d’activités souvent payantes basées sur une multiplicité de représentations et de pratiques teintées de développement personnel, des sagesses indiennes, d’ésotérisme occidental et d’amérindianisme.

Comment a-t-on constaté le mélange de ces deux sphères ?

M. F et M. P : Les mobilisations sociales dans l’espace public autour des mesures Covid, avec des manifestants ayant une proximité avec l’une ou l’autre de ces sphères (milieu holistique, activisme social, extrême droite) ont constitué un révélateur. Cela ne signifiait pas nécessairement un dialogue. C’était davantage le signe d’une politisation d’une certaine frange, assez minoritaire, de milieux holistiques en contexte pandémique, et d'une création de nouveaux espaces favorisant des contacts entre ces sphères. Le deuxième révélateur a été la première émission en ligne de l’Info en QuestionS et des DéQodeurs en automne 2020, en plein cœur de la pandémie. On observait la présence d’éléments issus à la fois des thèses QAnon, la promotion d’un futur idéal (lié à une « nouvelle énergie » et un « éveil des consciences » ), et une approche holistique de la personne sur fond de développement personnel. Se dessinait l'articulation entre spiritualité et théories du complot, qui se profilait avant cela avec l'apparition de personnage comme Jake Angeli, autodésigné « Q Shaman » (QAnon Shaman). Lors des évènements insurrectionnels du Capitole en janvier 2021, il s’est fait remarquer affublé d’une peau de bête et d’une coiffure à cornes. Activiste politique de droite radicale, il est le signe d’une convergence entre QAnon, une constellation de droite radicale, et certaines formes de spiritualités New Age : il constitue une figure inédite d’un croisement d'un militant pro-Tump, activiste climatique, proche des milieux évangéliques nationalistes, et se décrivant lui-même comme un « consultant spirituel et politique ».

Depuis la fin de la seconde guerre, comment religions parallèles et extrême droite se croisent-elles dans les pays francophones ? Quel rapport avec le célèbre « cultic milieu » ?

M. F et M. P : On doit le terme de « cultic milieu » à l'universitaire américain Colin Campbell, qui tente en 1972 de décrire une culture underground composée de différents cults. Le « cultic milieu » désigne une sous-culture effervescente où circulent des seekers (ndlr : des personnes en recherche de sens) et des offres de nouvelles voies spirituelles débouchant sur un syncrétisme des référentiels, des imaginaires hybrides et rencontres inédites. À l'inverse de ce qui était désigné de « sectes », les cults sont des groupes aux structures souples, qui dialoguent avec d’autres entités religieuses et n’exigent pas l’exclusivité de la part de leurs membres. Si les cults sont éphémères, le milieu dure. En 1970, la sociologue Françoise Champion forge le terme « nébuleuse mystique-ésotérique », pour décrire la constellation caractérisée par la rencontre entre la contre-culture des années 1970, d’emprunts à des religions orientales et à des traditions ésotériques occidentales. Plus de 20 ans plus tard, l’historien des religions Jean-François Mayer décrit dans Les nouvelles voies spirituelles (1993) les enjeux de qualifications entre « cultic milieu », « alternative spirituality » ou encore « non-normative religion ». L'historien propose le terme « religiosités parallèles », qu’il inscrit dans la même sémantique que « médecine parallèle » vis-à-vis de la médecine officielle (1993), car c’est dans un rapport à une altérité qu'il situe les spiritualités ou religiosités parallèles qui se construisent dans un jeu de pouvoir avec les institutions.

À la fin des années 70, l'historien Furio Jesi explique comment des éléments ésotériques peuvent structurer une « culture de droite » et le professeur Nicholas Goodrick-Clarke connu pour être l'auteur de plusieurs ouvrages universitaires sur les traditions ésotériques propose une analyse systématique des liens entre ésotérisme et extrême droite. Aujourd’hui, cette galaxie conspirituelle trouve un espace d’expression sur des plateformes d’échange de vidéos « alternatives », comme Odyssee (fondée par le libertarien Jeremy Kaufmann) ou surtout Crowdbunker (fondée par un certain Matthieu) qui a diffusé la recommandation du fameux Livre jaune n°5. L'opuscule dénonce « les sociétés secrètes et leur pouvoir au 20e siècle » et entremêle théories du complot, ésotérisme et antisémitisme. Le cas des conspiritualités nées pendant le Covid-19 est très intéressant : il montre une réactivation dans certains milieux alternatifs de la dimension millénariste articulée étroitement au politique, tout en conservant l’ethos néolibéral et individualiste.

Qui sont les acteurs de la mouvance en France et en Suisse ?

M. F et M. P : Tout d'abord, le réseau des DéQodeurs. Il regroupe Leonardo Sojli et ses collègues Pepito, Rudy, Niko 3.0. Tournée dans un chalet des Alpes suisses depuis 2020, leur émission hebdomadaire consiste en une relecture des informations au prisme QAnon, à laquelle sont venues s'ajouter des références spirituelles mêlant christianisme et New Age. L’émission appelle à la « purification intérieure » pour « la transition vers une nouvelle humanité ». Sur fond de complot, elle invite son audience à « prier » ou « méditer » auprès d’une entité divine, indifféremment appelée « univers », « dieu », « papa », etc. Leur site comprend désormais un canal « spiritualité » au côté des canaux « Pilules rouges ». Depuis août 2022, le site diffuse par exemple des vidéos défendant une lecture de l’actualité basée sur « l’enseignement des Esséniens » : sans trop de précisions historiques de leur part, il semble qu’il est fait plus référence à l’Église essénienne chrétienne, nouveau mouvement religieux d’inspiration ésotérique, qu’au mouvement du judaïsme du début de l’ère chrétienne.

Un autre canal important s’articule autour de l’émission L’info en QuestionS, qui regroupait à ses débuts en juin 2020 Ema Krusi (propriétaire genevoise d’une ligne de chaussures), Christian Tal Schaller (thérapeute holistique genevois), Jean-Jacques Crèvecœur (auteur belge et formateur en développement personnel), Salim Laïbi (activiste conspirationniste français auparavant proche d’Alain Soral), Chloé Frammery (militante contre les mesures sanitaires, alors enseignante à Genève), Thierry Casasnovas (défendant le crudivorisme et désormais bien connu pour ses mises en examen) et Sophie Meulemans (connue pour être une militante antivax en Belgique). Plusieurs membres de ce réseau sont de base, impliqués dans le domaine des soins holistiques et du développement personnel ayant progressivement adopté des discours conspirationnistes et politiques. Christian Tal Schaller se présente comme un « médecin suisse, chaman et channel ». Il se dit proche de certains cercles néochamaniques et promoteur du channeling, il est l’auteur de publications sur la santé holistique, le chamanisme, les vaccins, l’alimentation et l’écologie – il s’attelle notamment à nier tout lien entre le virus VIH et le sida et prône la rirothérapie et l’urinothérapie. Fin avril 2022, l’émission prend fin pour voir réapparaître en juin 2022 certains des protagonistes dans « Libérez l’info » et par ailleurs dans « On fait quoi maintenant ? » en mai 2023.

Encore un autre canal, le réseau Solaris, qui se présente comme un « Internet humain », un « réseau d’entraide et de solidarité qui débute dans votre voisinage immédiat », est aussi intéressant. Il s’agit d’un ensemble de groupes locaux ayant pour but de pallier les « défaillances systémiques », « grâce à ce tissu déjà en place ». Autrement dit, il s’agit de se réunir pour partager de potentielles ressources et compétences afin de répondre à un effondrement du système. Pour ce faire, s’organisent des groupes locaux collectant les informations sur les personnes et ressources mobilisables rapidement « au moment où les événements viennent secouer l’arbre ». En juillet 2022, Frédéric Vidal, fondateur de Solaris, estime qu’en France environ 50 000 personnes sont impliquées dans le réseau, présent dans une vingtaine de pays à travers le monde.

Parmi les ponts identitaires entre nouvelles spiritualités et extrême droite, l'adhésion à une idéologie naturaliste. Quelle est cette idéologie ?

M. F et M. P : L’idéologie naturaliste implique la résurgence du « naturel » par un retour à la nature. De façon plus générale, le « naturalisme » désigne l’ensemble des représentations selon lesquelles les phénomènes puisent toujours leur origine dans la nature. Ce terme peut renvoyer à la fois à des considérations scientifiques de la nature ou à des conceptions ésotériques. Les travaux du philosophe Clément Rosset sur les articulations entre nature et religion sont à ce titre éclairants. La « nature » a souvent été considérée comme une « arme efficace » contre les croyances et les « superstitions » religieuses impliquant l’idée de « surnature ». Dans l’Antiquité, il était courant d’opposer les représentations naturalistes aux représentations religieuses, une idée forte aussi au XVIIIe siècle où croyances et idées mystico-religieuses sont souvent renvoyées à des causes naturelles. Or, dans les spiritualités New Age, on assiste à l’exact inverse : il y a un ré-ancrage dans l’idée de nature comprise comme un principe cosmique de vie dans une logique valorisante. L’idéologie naturaliste ne s’oppose plus au spirituel, au contraire, elle l’incarne et par là même, rend accessible une expérience spirituelle intramondaine. Il faut se demander si certaines tendances primordialistes et identitaires au sein de mouvances spirituelles contemporaines basées sur un retour à la terre et la revitalisation d’héritages ancestraux, tels que des néochamanismes, néoindianismes ou néopaganismes (néodruidismes ou néoceltismes) n’induisent pas des référentiels idéologiques favorisant de possibles convergences avec l’idéologie de la droite radicale. En toile de fond, on décrypte en effet parfois un nationalisme qui s’appuie sur un espoir de changement collectif, trouvant sa source dans une quête de racines culturelles.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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