
Nous serions une génération qui ne couche plus si facilement. Et si nous nous demandions pourquoi ?
Depuis une vingtaine d’années, un phénomène de déclin du désir sexuel s’observe dans les pays occidentaux : les jeunes générations font moins l’amour que les générations précédentes et le sexe ne semble pas être leur priorité. Luigi Zoja, sociologue et psychanalyste, analyse ce renoncement dans Le déclin du désir. Pourquoi le monde renonce au sexe (Imago, 2024).
Dans votre ouvrage Le déclin du désir. Pourquoi le monde renonce au sexe (Imago, 2024), vous analysez un phénomène récent : la baisse de l’activité sexuelle en Occident, notamment chez les plus jeunes…
Luigi Zoja : Nous assistons en effet à une baisse du nombre de rapports sexuels, et ce phénomène s’observe dans tous les pays industrialisés : en Grande-Bretagne, les campagnes de recherche NATSAL (National Survey of Sexual Attitudes and Lifestyles), qui offrent l’ensemble d’informations les plus vastes et complètes, témoignent d’une baisse de l’activité sexuelle chez les plus jeunes. Ainsi, les personnes nées dans les années 1990 ont en moyenne 3 rapports sexuels par mois, contre 4 pour les générations plus anciennes. Et les jeunes parlent toujours moins de sexualité : mes trois patients les plus jeunes – âgés de 20, 24 et 26 ans – parlent très peu de leur vie sexuelle, ce qui n’était pas le cas il y a encore une génération.
On constate aussi un problème de rapport au corps : les principales psychopathologies corporelles, comme la boulimie, ont explosé entre la fin du XXe et le début du XXIe siècle ; la surexposition aux réseaux sociaux, comme Instagram, où les photos sont retouchées, joue un rôle dans la perception de son corps, surtout pour les filles. Pour la sexualité, la massification de la pornographie, accessible partout, offre à voir, dans une immense majorité des cas, des femmes totalement soumises aux hommes, qui, eux, ont une érection sur commande. En Amérique du Nord, entre 70 % et 94 % des adultes ont consommé de la pornographie. Le faux devient la règle, et ce que la personne est réellement, avec ses imperfections, devient une source de complexes.
La solitude touche un quart de la population mondiale ; or vous notez dans votre ouvrage qu’au Japon, de plus en plus de personnes déclarent vouloir rester célibataires. Ce déclin du désir est-il le signe d’un trouble de la relation à l’autre ?
L. Z. : Dans les recherches scientifiques, la baisse du nombre de rapports sexuels est très facile à évaluer ; il n’en va pas de même pour la solitude. Toutefois, le déclin du désir est une indication de bouleversement du rapport à l’autre : nous assistons actuellement à un phénomène de retrait social. Ce syndrome est la « nouvelle maladie » classifiée dans le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) américain, qui est utilisé dans le diagnostic des troubles psychiques ; il existe une concomitance entre le retrait social et le déclin de la sexualité, même s’il est difficile de savoir lequel est la conséquence de l’autre. Aux États-Unis, depuis une dizaine ou quinzaine d’années, l’anxiété chez les jeunes de moins de 24 ans a plus que doublé, et le retrait social, qui n’existait pas au siècle dernier, a fait son apparition.
Tout ceci joue sur l’activité sexuelle. Évidemment, la situation socio-économique des jeunes est difficile. Dans un pays comme l’Italie par exemple, où le revenu moyen baisse, les syndromes de retrait social et de baisse du désir augmentent : cela s’explique aussi par la difficulté à louer un logement, car les loyers augmentent et ne sont pas accessibles à la jeune génération (En Italie, près de 70% des personnes âgées de 18 à 34 ans vivent chez leurs parents (72,6% d'hommes et 66% de femmes, Ndlr). De fait, de nombreux jeunes Italiens restent vivre chez leurs parents.
Est-ce que la sexualité est devenue un bien de consommation comme un autre ?
L. Z. : Je pense qu’elle est devenue, plus qu’auparavant, une manière de s’autoaffirmer dans le monde extérieur : se faire voir en couple avec une personne attirante physiquement est toujours un moyen de se mettre en avant. Aujourd’hui, de nombreux jeunes hommes sont attirés par une jeune fille rencontrée sur une application car ils sont convaincus que d’autres garçons les admireront.
Sigmund Freud, que je cite dans mon ouvrage, explique que la sexualité doit reposer sur l’instinct (la passion), Trieb, et la tendresse, Zärtlichkeit. Dans la société viennoise et bourgeoise de son époque, les hommes se mariaient plus tardivement et les femmes au contraire très jeunes ; les hommes avaient alors eu des expériences sexuelles auprès des prostituées et avaient des problèmes sexuels tels que l’impuissance ou l’éjaculation précoce car ils n’étaient pas habitués à une relation avec de l’affection, que Freud considérait comme la réalisation complète de la sexualité masculine. La sexualité idéale n’a jamais existé. Au siècle passé, avec ce que l’on appelait la révolution sexuelle, on a remarqué une désinhibition, surtout dans des pays où il existait beaucoup d’interdits en raison de la morale religieuse. Même s’il n’existe pas de statistiques précises, on constate que l’activité sexuelle en général augmentait, même après un certain âge. Aujourd’hui, chez les nouvelles générations, c’est le contraire. Le début des années 2000 marque un tournant : dans les dernières années du XXe siècle, un plafond est atteint, et le nombre de rapports sexuels qui était en augmentation se met à stagner ; avant de décliner continuellement tout au long des deux décennies suivantes. Cette logique perdure aujourd’hui.
Comment retrouver une relation apaisée avec la sexualité ? Est-ce seulement possible ?
L. Z. : Ce déclin du désir s’inscrit à l’intérieur d’une situation d’insécurité sans précédent chez les jeunes. Il est très difficile de développer des modèles scientifiques exacts, mais on note quand même une corrélation extrême avec l’omniprésence des écrans. L’écran se substitue à la présence physique et, spécifiquement, à la sexualité : les plus jeunes, pour qui elle est un objet d’interrogation et de crainte, se ruent sur la pornographie pour tenter d’anticiper. Lors de tests effectués dans des écoles sans écran, on note immédiatement une amélioration du rapport à l’autre.
Il est difficile de s’extraire de notre environnement et notre économie, même s’il existe toujours des possibilités de retrouver un mode de vie où l’instinct et la spontanéité retrouvent leur place, mais cela n’est possible qu’au prix d’un effort individuel.
À LIRE : Luigi ZOJA, Le déclin du désir, chez Imago, septembre 2024
Très interessant merci !