
Ils nous racontent leur rapport à la thune, hédoniste, torturé ou ésotérique, qui les conduit parfois à économiser pour s'acheter un 4x4 la veille d'un potentiel effondrement.
Rien de plus intime que le rapport à l'argent. Gaspard, Vincent* et Julie* nous racontent de quelle manière la thune configure leur vie.
« Compliqué, presque névrosé »
Gaspard, 25 ans, vit dans un studio de 17 mètres carrés dans le 9ème arrondissement de Paris. « Dieu merci, mon propriétaire a oublié qu'il y avait l'inflation, je suis toujours à 660 euros », soupire-t-il. Au chômage depuis quelques mois après avoir bien gagné sa vie dans la production audiovisuelle, il vit pour l'instant des allocations, environ 1 600 euros par mois. Son rapport à l'argent : « compliqué, presque névrosé. » Il rit nerveusement : « On finit toujours par revenir à ça. » Son rapport tortueux s’immisce dans tous les pans de sa vie, jusque dans la préparation d'un repas pour sa copine : « Je suis toujours dans le calcul, je compare. Je veux lui faire plaisir, avec de bons ingrédients, j'essaie d'éviter les sous-marques, ce qui me force à dépenser plus, à contrer ma nature de fourmi. De son côté, elle ne s’embarrasse pas de ce genre de soucis, et je me dis qu'elle a raison, car elle a moins d'argent. Mais quand elle prend des pâtes de la marque Carrefour au lieu de Barilla, je m'interroge : est-ce qu'elle est moins attentive ? Ou est-ce juste que pour elle les deux pâtes ont le même goût ? »
Des considérations qui n'empêchent pas la copine de Gaspard, future doctorante, d'avoir envie d'emménager avec lui. Pour le convaincre, elle lui « fait miroiter des économies ». Cela ne suffit pas au jeune homme. Pour lui, l’argent équivaut à la liberté. « Et j'ai un réflexe presque primaire, celui que l'on n'empiète pas sur ma liberté. Je préfère dépenser plus et vivre seul. Pourtant, quand je dois dépenser plus, c’est une épreuve, une préparation. » Il se passe les deux mains dans les cheveux, ce qui le laisse hirsute. « J'économise, mais j'économise un peu bêtement. J'ai l'impression que le tout le monde met des sous de côté en se disant qu'ils pourront faire un voyage ou autre. Alors que moi, je suis juste content de voir l'argent qui s'accumule sur mon livret A. C'est peut-être l’influence des jeux vidéo, mais j'ai l'impression que c'est un score. » D'autres choses lui procurent un sentiment de plaisir et de sécurité : ses murs recouverts de figurines. Il tend la main pour attraper quelques objets : « J'ai Totoro, le chat minubus, des trucs à la con comme ça d'ado attardé. J'ai vraiment besoin d'avoir ces choses près de moi, un environnement contrôlable, comme mon quartier que je ne veux pas quitter… » Dans ses achats, le jeune homme est très méticuleux. « J'ai besoin de fantasmer les objets très longtemps avant de les acheter. » En ligne, il épluche les avis, pèse et sous-pèse les promotions. Pour s'épargner un dilemme financier, Gaspard s'est procuré une carte UGC illimitée. Pareil avec l’abonnement à la salle de sport où il pratique le yoga : « Je me suis imaginé me poser la question, "j'y vais ou j'y vais pas, est-ce que je dépense ou pas ? ", et j'ai conclu que je ne m'en sortirais pas...» Des considérations tortueuses qui étaient pires quand il gagnait quelque 3000 euros brut par mois. « Au moins, là, je me pose moins de questions. »
Fin du monde et arbre coupé
Sans véritable raison, Gaspard a grandi avec l'idée qu'il pourrait manquer. Une notion qui le pousse à accumuler l'argent. « Si jamais je veux m'acheter un 4x4 la veille de l'effondrement par exemple. Je me dis qu'avec un peu de chance je pourrai encore payer en euros... J'ai renoncé au voyage au Japon qui me faisait tant envie. Pas tant pour des questions d'argent, j'ai suffisamment d'argent pour me le payer, mais mes angoisses me clouent à Paris. À la place, je suis partie visiter l’Allemagne en train avec le Deutschlandticket à 49 euros. » Il rit : « Je me déteste d'avoir fait ça, ça fait vraiment jeune urbain écolo qui croit sauver le monde, ce choix de voyage m'incarne un peu trop, mais bref. J'ai même voulu racheter mes trimestres pas travaillés, pour la retraite. Mais une fois sur le site, je n'ai rien compris, et ma mère m'a juste fait remarquer qu'il n'y aurait de toute façon plus de retraite quand j'y arriverai. » Gaspard ne peut s’empêcher de trouver son comportement ridicule. « Dès que je rajoute de l'argent sur mon compte, j'ai en tête la citation : "lorsque le dernier arbre aura été coupé, l'humain se rendra compte que l'argent ne se mange pas etc." J'économise en perspective d'une catastrophe, mais à ce moment-là, mon argent ne me servira à rien. » En arrière-plan de ses pensées : ses vacances d'enfance passées au Cap Ferret, près de Bordeaux, qui lui évoque « un truc assez terrifiant, un lieu voué à disparaître. » Plus diffus encore, le fantôme des camps de concentration et du ghetto de Varsovie, où les juifs entrent avec des livres qu'ils se trouvent contraints d'échanger contre de la nourriture. « Tout ce qui peut me traumatiser me marque », observe le jeune homme. Il marque une pause : « Quand je vois ce qui se passe en Palestine, euh... je me trouve un peu grotesque à l'idée de ne pas pouvoir me séparer de mes figurines. » À sa psy, Gaspard parle rarement argent. « Le sujet est tellement partout qu’il n’est plus un sujet en soi. Et puis je n'en manque pas. L'argent, ce n'est si intéressant que ça. »
« Les pubs qui parlent de lardons dans la quiche lorraine, c'est très loin de moi »
Tout le monde n'a pas une relation aussi torturée à l'argent. Vincent*, originaire de Bretagne, travaille en agence de com en tant que cadre. À 33 ans, il a un petit chat blanc et roux qui adore s'inviter en visio, Berlioz*, et un salaire qui varie entre 60 et 70K en fonction des primes. Pas mal ? Il hausse les épaules : « Je sais pas ». Il reconnaît que c'est « confortable » : « L'argent ne me fait pas flipper ». Il sourit : « C'est cool, je n'ai jamais de stress. J'ai pas d'enfant, cela joue aussi, je fais un peu ce que je veux. C'est plus que..., c'est humain, mais ce n'est jamais assez. Gagner un peu plus me permettrait de partir en vacances de manière plus flex et d'être encore moins dans les calculs, même si je sais que j'ai de la chance. »
Au-delà de son plan épargne entreprise qui lui permet de mettre de côté tous les mois, Vincent n'est ni très porté sur les économies, ni sur les possessions matérielles : « Je n'ai pas une collection de sneakers dans le placard ! ». À la place, il dépense son argent en vacances et week-ends avec sa « grosse bande de potes. » Il se diagnostique une « énorme bougeotte » : « J'aime partir une semaine en France ou en Europe, en bateau ou à Ibiza, une fois par an. Et à l'étranger, en Asie ou Amérique du Sud, pendant deux/trois semaines, avec un sac à dos. Pas en mode trop roots non plus, mais on reste jamais statique, on fait trois jours dans une ville et puis on bouge, pour en voir le plus possible. » Hors billets d'avion, le jeune homme, fan de kite surf et wakeboard, dépense aussi en équipement sportif. Pour décrire sa relation à l'argent, il explique : « J'ai été élevé dans la culture du mérite, entre guillemets : tout travail mérite salaire, quand tu fais un truc, il faut être payé. Cela se passe bien, c'est cool, je n'ai pas à compter les fins de mois. Je n'ai pas le sentiment d'être plus touché que ça par l'inflation. Les pubs qui parlent de lardons dans la quiche lorraine, c'est très loin de moi. »
Plus cigale que fourmi, Vincent estime qu'il est « vertueux de consommer » au lieu d''amasser des « masses de thunes sur un compte qui augmentent moins vite que l’inflation. « Faire dormir l'argent, très peu pour lui. Il préférera investir : dans l'immobilier, ou au travers de plateformes comme Lita, supposée soutenir des entreprises engagées pour la transition écologique et sociale. « Je n’achèterais jamais d'actions Total par exemple. » S'il souhaite gagner plus, c'est aussi pour pouvoir partager avec son entourage : « anticiper les parents qui vont être à la retraite » et faire plaisir aux enfants de sa sœur infirmière. Et aussi, assurer ses arrières : « Plus t'as de thune, plus t'as de chance de vivre longtemps et en bonne santé. Mon but n'est pas non plus de travailler jusqu'à 70 ans. » Vincent n'est pas pour autant pressé de s'arrêter de bosser. « Tant que je m'éclate dans ce que je fais, faut taffer, sinon c'est la petite mort. » Avec un prêt sur 25 ans, le jeune homme a acheté avec sa copine un appartement de 60 mètres carrés dans la ville. Une frustration par rapport à l'argent ? Il glousse : « Ouais, mes impôts. » Fils d’entrepreneur, il trouve « ouf » l'écart entre ce qu'une boîte paye en salaire et ce qu'obtiennent les employés. « Mais bon, c'est normal de contribuer à la collectivité. »
« L'argent, c'est une énergie vitale : l'univers nous en procurera »
Pulls en cachemire, restaus étoilés, retraites yoga, bijoux de petits créateurs... Julie*, naturopathe bordelaise, dépense sans compter. « Je crois fermement que tout ce que j'envoie à l’univers, l'univers me le rendra. Je fais confiance à l'abondance. » À 29 ans, la jeune femme est persuadée qu'elle ne manquera jamais : « L'argent, c'est une énergie vitale : l'univers nous en procurera toujours. » Après avoir travaillé plusieurs années en marketing dans le domaine de la beauté et du luxe, la jeune femme s'est reconvertie. Dans son petit cabinet parsemé de bibelots et de bougies vegan, elle reçoit de nombreuses patientes. Certaines viennent pour « se rééquilibrer », d'autres pour se former. Depuis qu'elle a lancé son activité il y a un an, Julie « fait de bons mois », et arrive à gagner la période entre 2 000 et 6 000 euros. « On a trop tendance à diaboliser l'argent, et surtout ce qui en ont. C'est à mon sens une erreur, une croyance limitante, typiquement française je trouve, qui empêche de grandir et d'accomplir son véritable potentiel. » Confiante en l'avenir, Julie envisage de s’installer à mi-temps à Bali, pour y développer son activité. Elle a d'ailleurs déjà repéré un local autour d'Ubud, où « la demande est forte. » Petite, Julie était fan de mangas. Durant son temps libre, elle esquisse encore quelques silhouettes longilignes, crayonnes des petits personnages mignons, qu'elle envisage de faire imprimer et de commercialiser sur Etsy. « L'argent est partout, il faut juste savoir l'accepter. »
*Le prénom a été changé
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