
Cette obsession pour les jeux rétro, cartes et autres objets des années 90 parfaitement conservés… Ou quand la nostalgie devient hardcore.
« Le seul Famille Adams neuf sur Terre, 1993. En format Sega Master System. C'est genre : baffe sur baffe. » Hassan G., 38 ans, vient d’acquérir « le jeu de ce film qui a fait tomber la moitié des ados amoureux de Christina Ricci ». Son trésor, sous blister et coque de protection en plastique, trône sur une étagère dans son salon parisien. Pour ce millenial qui s’est lancé depuis quelques semaines dans une collection de jeux SEGA, pas question d’extraire le jeu de son étui. Hassan, comme de plus en plus de fans de rétro gaming, s'est lancé dans le « grading ». Une nouvelle tendance qui investit principalement l’univers de la collection.
La méthode : soumettre un jeu, une carte ou tout autre objet à un intermédiaire (PSA, Wata Games, CGC, pour ne citer qu'eux) pour son évaluation et l’attribution d’une note estimant la qualité de conservation et l'absence de défauts. Dans ce marché, principalement axé sur les jeux rétro, la moindre imperfection réduit la désirabilité et la valeur.
Entre perfection et spéculation
Si la quête d'objets parfaitement conservés a toujours existé, le grading pousse la logique à l'extrême. Notes de plus en plus complexes avec des critères tels que la brillance du blister, l'absence de rayures sur le boîtier, la qualité du sceau d'origine… Cette évolution agace les puristes qui n’apprécient pas de voir les logiques spéculatives s'immiscer dans l'univers du rétro gaming.
Le mal est pourtant fait : en 2021, pour la même note que le Famille Adams d’Hassan (9.6 par Wata Games), une copie scellée de Super Mario Bros. s'est vendue 2 millions de dollars aux enchères. De quoi pousser les générations X et Z à retourner les tiroirs de leurs chambres d’ado et les greniers parentaux en quête de trésors oubliés. Est-on vraiment face à un pur phénomène de spéculation ?
Pour Alexandre H., gérant de la boutique spécialisée dans le rétro gaming Game Klub, à Aix-en-Provence : « C'est encore "niche" en France. Pour ceux qui sautent le pas du grading, c’est du 50/50 : certains le font par pure spéculation, pour d'autres il s'agit de dogme. Il y a cette idée de préservation d’un objet qui risque de ne plus exister. »
Hassan*, lui, appartient définitivement à cette seconde catégorie : « Pour moi, faire grader un jeu, c'est la version maximale de l'hommage. Je pense que ça vient de l'idéalisation de cette période des 90’s, vers mes 7-15 ans. » Une démarche de conservation qui représente un coût (environ 40 euros par jeu) et qui aiguise l’exigence : « Mes jeux gradés, je les veux en 9.8 A++. Si possible en 9.0 A. L'idéal étant vraiment "l'expérience magasin" : comme si j'avais pu remonter dans le temps et les acheter directement dans un store physique. »
Nostalgie hardcore
À l'inverse d'une tendance vintage, toujours vivace, et qui valorise la patine de l’ancien, cette forme de « consommation immaculée » agit comme une sorte de machine à remonter le temps, permettant de se reconnecter au passé. Une forme hardcore de nostalgie ? « Définitivement, » déclare Hassan. « Moi j'achète les jeux qui m'ont hypnotisé plus jeune. Je les veux neufs, c'est l'impératif numéro 1. Je ne pourrais pas connecter avec l'occasion d'une autre personne. »
Même logique chez JR, 43 ans, collectionneur de Lego brandés Star Wars « achetés uniquement sous blister » et qui collectionne « pour satisfaire une frustration d'enfance ». Chez JR, la logique de conservation ne va pas jusqu’au grading : il conserve ces précieux objets dans une armoire fermée à clé. « De temps en temps, j'ouvre et je les regarde. Dans mon cas, j’y vois un mélange étrange de fierté et de cupidité. La fierté d’avoir su les conserver à l’état neuf, et l’appât imaginaire de ce que cela prendrait comme valeur si je les vendais…,sachant que je ne les vendrais jamais ! », s'amuse ce dernier.
Obsession du "mint"
Ce plaisir de garder intact, cette valorisation du "mint", cet état irréprochable revient souvent dans les raisons de faire noter ses souvenirs. Notamment aux États-Unis où le grading est beaucoup plus répandu qu'en Europe. « Ma motivation principale, c'est de posséder une carte "parfaite" », explique ainsi Mike, 35 ans, ingénieur à New York et collectionneur de cartes Pokémon depuis l’adolescence. Un frisson de la perfect card également évoqué par Tatiana*, artiste et créatrice de jeux vidéo qui a dernièrement « sauté le pas » en faisant grader deux de ses jeux préférés. « J’adore savoir que leur état est protégé, à l’abri des dégâts. Bien sûr, c’est rassurant de me dire qu’en cas de besoin, je pourrais les revendre à un meilleur prix. Mais ce n’est pas ça qui me motive le plus. Ce qui compte vraiment, c’est de voir de belles notes sur le blister et d’avoir une présentation impeccable. »
Un tel attrait pour la perfection interroge. Et elle n'est pas qu'une affaire de collectionneurs. Selon une analyse réalisée en 2018 par des chercheurs de l’université de Bath et de York St John, le perfectionnisme a augmenté de manière constante entre 1989 et 2016. L'étude, menée auprès de 41641 étudiants en Amérique du Nord et au Royaume-Uni, montre que les jeunes ressentent une pression croissante de perfection de la part des autres, s'imposent des standards personnels plus élevés et sont également plus exigeants envers les autres.
Des tendances à mettre en parallèle avec une propension toujours plus prononcée des consommateurs à la nostalgie. Accros à tout ce qui relèverait du passé, mais incapables d'en accepter les traces : cette bien étrange équation trouve sa quintessence dans le grading. « Avant, c’était le vintage d'occasion qui primait. Aujourd’hui, le grading donne aux gens le sentiment de posséder quelque chose d’unique, protégé des aléas », souligne Alexandre H., depuis le comptoir de sa boutique. De fait, le phénomène se propage à d'autres objets totems de la décennie 90-2000 : CD, VHS, magazines… Dans une époque confuse, soumise à une conjonction de crises et d’évolutions ultrarapides, ce retour vers des objets totems à l'abri des outrages du temps agit comme un baume pour certains. « Regarde ce "9.8 A+" cryogénisé du passé », s’enthousiasme Hassan en pointant sur son écran l'annonce d'une version gradée, et impeccable, du tout premier album de Linkin Park, Hybrid Theory (2000). « Ces trucs me rassurent vachement : ils ont l'air d'une autre planète tellement c'est différent aujourd'hui. Mais en fait non : ils s'inscrivent bien dans ce monde-ci. »
* Le prénom a été modifié.
Participer à la conversation