Un hug de dos

Hug immersif : dis-moi comment tu câlines, je te dirais qui tu es

© Leo Moradi

Dans les festivals alternatifs et les ateliers de développement personnel, les étreintes prolongées entre quasi-inconnus sont devenues courantes. Pour quoi faire ? Analyse de l’anthropologue Michael Houseman.

« Quand va cesser son étreinte ? » Certaines accolades d’inconnus, ponctuées de « hmmm », semblent ne jamais devoir s'arrêter. Vous êtes sans doute en train d'expérimenter un « hug immersif », comme le nomme l'anthropologue Michael Housman, professeur émérite à l'EHESS. À la suite du Covid où les contacts sociaux ont été réduits au minimum, ces gestes de proximité physique sont vantés comme panacée. De quoi attirer l'attention du chercheur hollandais dont les recherches portent sur les pratiques rituelles contemporaines, révélatrices de dynamiques culturelles plus larges. Il en a même tiré un article scientifique et une enquête sur ces interminables câlins qui, valorisés dans certains milieux alternatifs, font leur chemin dans nos sociétés occidentales. Ses recherches révèlent comment ils s'inscrivent dans une tradition culturelle occidentale et nous renseignent sur notre rapport à l'authenticité.

Comment en êtes-vous venu à choisir les câlins comme sujet d’étude ?

Michael Housman : J'étais plongé dans ce monde où les gens se câlinaient beaucoup : dans des danses comme la Biodanzales, des festivals ou autres retraites de développement personnel, où les étreintes intenses étaient fréquentes. En tant qu'ethnologue, je cherche des pratiques simples à observer, mais suffisamment complexes pour révéler des dynamiques de portée générale, voire universelles. Les câlins intenses représentent en miniature toute une modalité de rituels.

Qu'est-ce qu'un « câlin immersif », et qui le pratique ?

M. H. : Les hugs immersifs se distinguent par leur intensité et leur durée. Si ça dure plus de 3 secondes, c'est qu'il y a autre chose en jeu qu'une simple salutation. Cette intensité n'est pas proportionnelle à la proximité relationnelle avec la personne. Ces câlins se pratiquent dans certains festivals ou contextes de développement personnel : formations de Reiki, découverte des cristaux, danses spirituelles, festivals de druides... Ce sont généralement des Occidentaux, plutôt blancs, plutôt aisés, engagés dans une quête de ce dont la société industrialisée nous aurait privés. Ce sont des personnes pour qui des phrases comme « retrouver qui je suis vraiment » ont du sens – ce qui n'est pas le cas dans beaucoup d'autres cultures. Le câlin ordinaire est devenu à la mode, notamment aux États-Unis chez les lycéens qui adoptent l'accolade brève. Mais le hug immersif est d'un autre ordre – il peut durer 10-20 secondes ou plus. Et ce n'est pas seulement une expérience intime entre deux personnes, mais aussi un acte social qui se donne à voir, et qui prend son sens dans un contexte collectif. Sur Internet, beaucoup de gens donnent des free hugs. Et c'est pratiquement toujours filmé.

Comment se déroule concrètement un câlin immersif ?

M. H. : C'est rare qu'il n'y ait pas de témoins. Ils se prennent dans les bras, s’exposant autant aux regards extérieurs qu’à leur propre regard. Au début, on peut être totalement pris dedans, mais rapidement on se voit en train de câliner. Ce n'est pas toujours confortable – c'est d'abord un acte de fusion, puis on découvre des sensations imprévues. Après 5-10 secondes, ça devient inconfortable. On devient très conscient de soi. Cette réflexivité transforme l'expérience en quelque chose de plus qu'une simple affection. À travers ces hugs, on explore sa capacité à être câliné ou à câliner. Il ne s'agit pas seulement de sentir, mais de s'expérimenter en train de sentir.

Comment expliquer le paradoxe d'une intimité corporelle sans relation personnelle ?

M. H. : C'est précisément ce qui est intéressant : je pratique ces hugs avec des personnes avec qui je me sens libre de ne pas avoir de relation proche. Ça ne m'engage nullement à développer une relation intime ensuite. Dans ces hugs, je reconnais l'autre pour son aptitude à me permettre de sentir certaines choses de moi-même. D'un côté, c'est « chacun pour soi ». Mais de l'autre, il y a une communalité d'esprit – chacun aide l'autre à explorer son « potentiel ». L'autre devient un moyen pour soi-même d'expérimenter une connexion au-delà du physique, et réciproquement. Le but est de se retrouver dans ce qu'on estime devoir être : une personne intense, créative, émotionnellement expressive.

Que révèlent ces pratiques sur notre culture contemporaine ?

M. H. : Elles s'enracinent dans le piétisme protestant. Les valeurs de primauté de l'individu, l’idée que l’intérieur est plus vrai que l'extérieur, que l'esprit est plus vrai que le matériel, sont au cœur de la culture occidentale. Le hugging en est à la fois une expression et un renforcement. Bien que le hug semble très corporel, le corps est surtout un instrument pour avoir une expérience réflexive de soi-même. Je ressens le fait que je ressens. Ce qu'on expérimente dans le hug immersif, c'est une expérience de ce « vrai soi », concept terriblement valorisé dans notre culture. On pourrait dire « Je hug donc je suis » – je m'expérimente comme plus que ce que je me semble être. J'ai un potentiel qu'habituellement je ne mets pas en œuvre, et là j'en fais l'expérience. Il y a des présuppositions très occidentales dans cette quête d'authenticité : l'idée du choix individuel, de l'autonomie personnelle, l'idée que je peux par ma volonté influencer qui je suis. Ces idées sont au fondement de l'Occident depuis le 17ᵉ siècle. Le mouvement New Age en est le dernier avatar.

Ces pratiques présentent-elles des risques ?

M. H. : Le love bombing existe, mais les principaux adeptes sont plutôt les églises évangéliques. Le hugging peut aussi être utilisé abusivement, mais c'est rare, d'autant que ces pratiques sont généralement publiques, ce qui constitue un garde-fou. Certaines personnes, notamment celles ayant un handicap physique, posent des frontières à ces pratiques ; elles ne les supportent pas toujours. L'injonction au hug peut être vécue comme une violation. Le hug ne prend pas en compte la singularité de l'autre – il est indiscriminé. Le discours veut que cette pratique soit naturelle et spontanée, mais c'est en réalité quelque chose de culturellement codé. 

Ces câlins nous socialisent-ils ou nous désocialisent-ils ?

M. H. : Je ne crois pas que ces expériences soient des modèles viables pour le quotidien. Elles servent plutôt de référence, d'idéal. Elles peuvent avoir des conséquences si on les pratique sur le long terme, mais ce n'est ni destructeur, ni constructeur – ça entretient certaines valeurs. L'idée que 20 secondes de câlin produisent de la sérotonine fait partie de ce thème culturel qui voit dans le hug un instrument thérapeutique. Le paradoxe, c'est que c'est un travail réalisé avec des inconnus alors que, traditionnellement, c'est avec des proches (parents, époux) que l’on fait réellement un travail sur soi dans la vie. 

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