
La seule façon d’avancer consiste-t-elle à revenir en arrière ? C’est l’idée que nous vendent les « Make Something Great Again », une nostalgie figée dans la temporalité du « pour toujours ».
Entre reboots, remakes et extensions d’univers, la pop culture serait-elle frappée par le virus de l’éternel retour et des histoires sans fin ? À lister les productions à gros budgets, on pourrait le penser. Le 35e film de l’univers Marvel, Captain America: Brave New World vient de sortir dans les salles. La célèbre série des années 90, Buffy contre les vampires devrait faire bientôt son retour sur nos écrans, tandis que la franchise Mission Impossible annonce son huitième épisode. Quant aux régimes politiques de droite dure, dans la lignée du « Make America Great Again », tous proclament le retour à des âges d’or plus ou moins fantasmés. Pour Grafton Tanner, ce virus porte un nom : le « foreverism ». Un concept propre à entretenir notre nostalgie en nous abreuvant de films, de séries, de récits qui durent pour toujours. En somme, un abonnement illimité à nos obsessions culturelles. Entretien avec Grafton Tanner, le philosophe américain spécialiste des nouvelles technologies, auteur de l’ouvrage qui vient d’être traduit en France (enfin ! on espère que ses autres œuvres auront le même traitement…) : Foreverism : quand le monde devient un jour sans fin (Façonnage éditions, 2024).
Qu'est-ce que le foreverism ?
Grafton Tanner : En 2009, le cabinet de tendances TrendWatching a publié un article intitulé « Foreverism : les consommateurs et les entreprises adoptent des discours, des modes de vie et des produits “jamais terminés”. » Le texte présentait le foreverism comme un concept marketing, basé sur trois caractéristiques : la présence, la conversation et le mode bêta perpétuels.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le foreverism est un discours qui s’inscrit plutôt contre la nostalgie. Lorsque tel film, telle série emblématique passée est réinterprété, on accuse ses producteurs de convoquer le bon vieux temps. L’ambition est au contraire de tuer toute nostalgie tout en prenant des ingrédients du passé pour les inscrire, les faire revivre dans le présent et nous guérir de cette « maladie » de la nostalgie.
Le foreverism ne préserve pas le passé, mais réactive des éléments, en crée d’autres de manière continue, tout en effaçant toute nostalgie, considérée comme néfaste. L’idée que la nostalgie serait un état pathologique apparaît à la fin du XVIIe siècle. Dans une époque qui prêche le progrès, on estime alors que la nostalgie empêche les gens d’aller de l’avant. À la fin du XIXe siècle, on prête même à la nostalgie des accents criminels. Si on ne la soigne pas, elle risque d’infecter la personne qui en souffre et la pousser au meurtre.
Finalement, le foreverism consiste à dompter la nostalgie en la monétisant ?
G.T : D’une certaine manière, oui. Au milieu du XXe siècle, le passé devient une marchandise. Des entreprises comprennent qu’on peut le vendre. La nostalgie devient alors une technique marketing. (Dans son essai, Tanner rapporte la tribune du professeur Donald W. Hendon qui explique qu’un produit peut être mis à jour pour augmenter ses ventes après son déclin. Il qualifie le phénomène de « relent » nostalgique, ndlr). À la même époque, dans les années 70, Georges Lucas fait un carton avec le film American Graffiti. C’est une ode aux années 60. C’est à ce moment-là que le foreverism s’installe. Au lieu de prêcher le progrès, la foi dans l’avenir, un nouveau discours voit le jour qui exprime que la seule façon d’avancer est de revenir en arrière et de faire revivre des éléments du passé. Actuellement, avec son « Make America Great Again », Donald Trump est, en quelque sorte, le porte-parole ultime des « foreveristes ».
Aujourd’hui, quelles sont les œuvres culturelles qui sont « foreveristes » ? Et pourquoi prolifèrent-elles ?
G.T : Les films des franchises Marvel (marque qui appartient à Disney) ou de DC (rattachée à Warner) sont de bons exemples. Ces productions continuent d’étendre à l’infini des univers cinématographiques. Le prochain Captain America: Brave New World (sorti le 12 février dernier) est le 35ᵉ de l’univers Marvel et le 5ᵉ de la phase 5… C’est dire ! C’est un flux inépuisable d’histoires. Le caractère infini de ces histoires fait partie de la promesse. Le spectateur est rassuré par la familiarité de ce qu’on lui propose.
Je ne sais pas si Hollywood, et plus largement les industries créatives et culturelles, est à court d’idées. À mon sens, le problème, c’est que ces productions – qui sont des suites, ou des préquels – sont rarement bien accueillies par la critique, et de moins en moins bien par le public (comme le prouve le déclin du succès au box-office des films Marvel, ndlr). Disney ou Lucasfilms arrêteront-ils de produire ces films ? Rien de moins sûr. La publicité, même négative, reste de la publicité et l’opportunité de faire grandir une franchise.
Au fond, c’est un peu comme si, lorsqu’on a un abonnement pour se chauffer ou téléphoner, on avait un abonnement à des produits culturels, des récits…
G.T : Oui, c’est juste. Dans les premières ébauches de mon livre, je développe cette idée. Il y a encore quelques années, vous payiez pour posséder un objet. Nous vivons aujourd’hui dans une économie basée sur l’abonnement. Et cela s’applique effectivement à la culture aussi, et plus largement aux histoires. Vous ne possédez plus les objets culturels, mais vous pouvez y accéder grâce à un abonnement. Et les franchises, les reboots et remakes maintiennent des histoires en les réécrivant encore et encore.
Pour Disney, c’est l’occasion de modifier ou de mettre à jour d’anciens objets culturels qu’on estime aujourd’hui problématiques, mais aussi, de monétiser leur catalogue de films. Et ce, sans rien inventer de nouveau. C’est ce que la présidente et productrice de Lucasfilm, Kathleen Kennedy a appelé une stratégie de « narration persistante », soit la production de récits qui, au lieu de respecter les arcs narratifs d’origine, continuent indéfiniment.
Dans votre essai, vous opposez le foreverism à un autre néologisme, le « nowism ». De quoi s’agit-il ?
G.T. : Là encore, le terme provient de TrendWatching qui désigne comme « nowism », la recherche de la gratification immédiate par l’acquisition avec fièvre de services et de produits nouveaux, tout en participant à la création et à la mise à jour de contenus en temps réel. Le nowism est évidemment rattaché à l’obsolescence et la jetabilité des produits. La fast-fashion incarne bien le discours sous-tendu par ce concept. On achète un vêtement, non pas dans l’idée de le garder pour toujours, mais pour le porter un certain temps, et s’en débarrasser une fois passé de mode ou abîmé.
C’est l’une des grandes ironies du capitalisme qui, à la fois, promet avec le foreverism, des imaginaires durables dans le temps, mais exige avec le nowism de changer d’ordinateur portable tous les deux ans. Et cette tension entre les deux provoque un choc auprès des consommateurs qui réalisent que le foreverism est avant tout un mensonge marketing. Non, les choses ne durent pas éternellement. La recette que vous avez sauvegardée sur TikTok peut disparaître. Votre téléphone peut devenir obsolète à la faveur d’une mise à jour. Ou telle photo ou vidéo peut devenir inaccessible parce que le service en ligne sur lequel elle est hébergée a fait faillite.
Aujourd’hui, on ressuscite des maquettes des Beatles en les complétant, ou bien OpenAI reproduit la voix de Scarlett Johansson. L’IA est-elle l’avenir du foreverism ?
G.T : Il est fort possible qu’à l’avenir les acteurs cèdent une licence auprès des sociétés de production afin que de leur vivant, ils reçoivent des royalties pour l’utilisation de leur image et de leur voix, générées par IA, et aussi qu’on puisse continuer d’exploiter voix et images même après leur mort. Encore faut-il que le grand public soit client d’écouter ou de voir des fac-similés de leurs artistes préférés. Mais oui, c’est concevable. Il y a bien des sociétés d’investissement qui ont acquis les droits d’exploitation du répertoire des Pink Floyd, Fleetwood Mac ou Bruce Springsteen.
La Silicon Valley travaille en tout cas à normaliser l’idée que nos voix humaines peuvent être immortalisées grâce à l’IA. Il y a quelques années, Amazon a dévoilé une fonctionnalité de son assistant vocal Alexa. Il pouvait vous parler à la manière d’un proche décédé. (Dans une vidéo, on peut ainsi entendre demander « Alexa, Mamie peut-elle me lire la fin du Magicien d’Oz ? » ). C’est un peu effrayant, non ?
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