
Ville entreprise, archipel, zone économique spéciale, cité-État... Quinn Slobodian, professeur d’histoire économique à Boston, nous explique les idées radicales qui gagnent Washington.
Au fil d’un ouvrage brillamment documenté, Quinn Slobodian montre comment une petite élite libertarienne s’active pour reconfigurer la démocratie, en cherchant à créer des espaces “libérés” des réglementations et du contrôle gouvernemental. Son exploration laisse entrevoir l’émergence d’un système mondial d’enclaves, où le « citoyen de seconde zone » n’est pas qu’une métaphore, mais s’interprète au sens littéral. Inspirés par des villes comme Hong Kong, Dubaï, en passant par Singapour, les libertariens peaufinent leur stratégie d’expansion en se servant des zones spéciales comme de points d’ancrage. Ce « capitalisme de la perforation » (crack-up capitalism) provoque ainsi des fissures dans les démocraties, et ouvre des brèches vertigineuses. Quinn Slobodian revient sur ce phénomène qui prend une d’ampleur d’autant plus inquiétante avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche.
Comment le capitalisme de perforation a-t-il évolué depuis la première sortie de votre livre en anglais en 2023 ?
Quinn Slobodian : Peter Thiel a commencé à prôner la création de « milliers de nouveaux États » en 2009. Plus tard, il affirme qu’il est sans doute plus simple de prendre le contrôle d’un État existant que d’en fonder un “from scratch”. C’est ce second Peter Thiel qui a fini par s’imposer. Aujourd’hui, peu de libertariens cherchent encore à créer de nouveaux États car ils disposent de nombreuses opportunités d’expérimentation au sein même des États-Unis.
La rupture ne passe donc plus par la fuite, comme le prônait initialement Peter Thiel, mais par une fragmentation interne, parfois à l’intérieur même de territoires existants. Ce qui m’a surpris, c’est l’enthousiasme avec lequel les figures de la tech ont soutenu Trump. Elles ne se sont pas contentées de l’appuyer, mais sont devenues des partenaires actifs du pouvoir — ou plutôt, de son démantèlement. Je n'avais pas non plus anticipé ce qu'Alexander Karp [PDG de Palantir Technologies, ndlr] appelle la “république technologique”. Cette idée que l'on peut dépouiller la bureaucratie et la remplacer par des programmes d'intelligence artificielle. À l’époque, je pensais que ce genre de personnes chercheraient à fuir l’État. Or, le fait qu'ils se retranchent aujourd’hui au cœur du pouvoir est tout à fait frappant.
Ville-entreprise, archipel, zone économique spéciale, cité-État... Votre livre foisonne d’exemples de territoires détachés des États-nations. Qu’est-ce qu’une zone, au fond ?
Q. S. : Je la définis comme une juridiction infranationale dotée de son propre ensemble de taxes, de lois et de réglementations, destinées à la rendre plus accueillante pour les investisseurs en capitaux mobiles. Dans le cas d'une zone économique spéciale, l'intérêt est de payer moins de droits de douane. Par exemple, si vous importez chaque pièce d’un aspirateur séparément, vous payez des taxes sur chacune d’entre elles. Mais si vous réunissez tout dans une zone offshore et que vous l'assemblez dedans, puis que vous faites “entrer” aux États-Unis la marchandise, vous ne paierez des taxes que sur un seul produit. Et dans un contexte de retour du protectionnisme, ces zones prennent de l’importance. Mais leur logique change radicalement quand il s’agit de contrôler des flux humains plutôt que des flux financiers.
Aussi, je multiplie volontairement les catégories, car elles reflètent la pratique elle-même. En effet, la zone n’a rien d’uniforme : elle reflète une réalité fragmentée. Je me souviens avoir envisagé le titre Anti-républiques, en opposition à l’idéal post-1945 de l’État-nation démocratique, fondé sur la souveraineté populaire, l’autodétermination, l’égalité civique… La zone est au contraire une façon de dire : « Non, il y a plusieurs avenirs possibles. Nous n'avons pas besoin d'être contraints par le modèle des nations. Dites-moi ce que vous voulez. Voici le menu. Vous êtes l'investisseur. Faites votre choix. Personnalisez ». Il s'agit de faire de la souveraineté un produit sur mesure. Comme vous vous feriez faire faire un costume sur mesure plutôt que d'en acheter un dans le commerce. Le roman d’anticipation Le Samouraï Virtuel de Neal Stephenson, [paru en 1992] illustre parfaitement cette idée de souveraineté fragmentée dans un territoire marchandisé. On y trouve des entités comme les burbclaves (contraction de suburb et enclave) ou les Franchulates (des territoires gouvernés par des franchises). Je reprends ces termes dans mon livre, avec l’idée que vous pouvez aujourd’hui avoir votre zone d'apartheid ou votre zone de type Hong Kong. C’est à la carte.
Donald Trump soutient le concept de freedom cities à l'intérieur même des États-Unis. N'est-ce pas surprenant de voir un président faire la promotion de la sécession au sein de son propre pays ?
Q. S. : En réalité, il en parle depuis plusieurs années. Mais encore faut-il s’entendre sur ce que recouvre le terme de freedom city. Ce n’est pas forcément un projet sécessionniste. On peut plutôt y voir une version hypertrophiée des gated communities — ces lotissements privés, à l’image des projets de luxe que Trump développe autour de ses terrains de golf. C’est ainsi que Trump envisage ces zones. Et comme je l’évoque dans le livre, son expérience de promoteur à New York l’a familiarisé avec cette logique. Pour lui, c’est un moyen de prendre de l'argent public et de le donner à des promoteurs privés pour leur permettre de construire gratuitement, sans impôts ni réglementations. Sous cet angle, les “villes de la liberté” sont donc moins des utopies libertariennes que des cadeaux déguisés aux alliés du secteur immobilier et hôtelier — des sortes de villégiature pour riches.
Une version plus aboutie de cette logique se trouve du côté d’Elon Musk. Avec Starbase, son projet installé à Boca Chica au Texas, il a amorcé la transformation d’un hameau en véritable ville-entreprise, avec l’ambition d’écrire ses propres lois. C’est un cas plus révélateur, car il sert de modèle prêt à l’emploi pour une possible réindustrialisation des États-Unis. Si les États-Unis poursuivent leur politique de droits de douane très élevés envers la Chine, il faudra relocaliser la production. Or, dans des villes comme San Francisco ou New York, les contraintes réglementaires font qu’il est presque impossible de construire des usines — ou même des logements pour les ouvriers.
Comment ce capitalisme menace-t-il finalement la démocratie ? Après tout, ne pourrait-on pas voir ces enclaves dont vous parlez comme des expérimentations commerciales inoffensives ?
Q. S. : Le danger réside dans l'idée que cette petite partie de l'économie peut devenir un modèle pour l'ensemble de l'économie. C'est comme si vous vous disiez « Et si cette usine servait de modèle à la façon dont la société fonctionne tout entière ? » Voilà le twist.
Ce que je décris dans la dernière partie du livre, c’est ce saut idéologique que font certains : ils ne veulent plus se contenter de “poches d’efficacité” dans une démocratie qu’ils jugent dysfonctionnelle. Ils souhaitent que la zone prenne le contrôle de la nation. Que l’on remplace la prise de décision démocratique par une coordination managériale descendante. C'est exactement la manière dont Elon Musk voit les États-Unis. Il ne se soucie pas de la démocratie. Cela ne l'intéresse pas du tout. Il voit le monde comme une usine et une chaîne de montage à rationaliser.
Et comme on a permis de construire ici ou là des prototypes de cet avenir — des “zones” à leur image — les libertariens disposent désormais d’un modèle mental prêt à l’emploi pour penser la transformation du monde. C’est similaire à la manière dont certains anarchistes ou des socialistes utopistes construisaient de petites communautés expérimentales au 19ᵉ siècle, convaincus qu’elles préfiguraient une autre société possible. Aujourd’hui, ces zones économiques spéciales remplissent la même fonction pour les libertaires de droite. Ils se disent : « Et si on passait à l’échelle ? Et si on gérait tout ainsi ? ».
Peut-on imaginer, à l’image de ces enclaves libertariennes et de droite radicale, de nouvelles zonesde gauche ? Demain, aurons-nous chacun notre cité-État en fonction de nos affinités politiques ?
Q. S. : C’est précisément l’argument des libertariens. Ils se disent : « Vous pouvez avoir votre ville, nous aurons la nôtre. On verra bien qui s’en sort le mieux ». Et quelque part, c’est déjà ce qui se passe aux États-Unis. Les changements législatifs au cours de la dernière décennie font que les États sont plus différenciés les uns des autres qu'ils ne l'étaient auparavant. Par exemple, si vous êtes une femme et que vous souhaitez ne pas mener à son terme votre grossesse, vous pourriez hésiter à vivre au Texas, puisque l’examen d’un médecin pourrait vous exposer à des poursuites judiciaires. Cela pousse alors à déménager dans un autre État. Ce genre de choix contraints devient de plus en plus fréquent.
Il est tout à fait envisageable que des villes comme Boston — où je vis — cherchent à se protéger de la politique fédérale en créant une forme de sanctuaire, un environnement local qui reflète d'autres valeurs. Ce type de confrontation avec le gouvernement central pourrait s’intensifier dans les prochaines années.
Dans le livre, je donne aussi des exemples historiques de zones créées autour de projets égalitaires : le Greater London Council à Londres dans les années 1980, ou le mouvement pro-démocratie à Hong Kong… On pourrait donc imaginer l’inverse : une zone soustraite au marché, socialiste, qui s’élargit progressivement. Est-ce que ça pourrait arriver aux États-Unis ? Honnêtement, j’en doute (rires). Mais cela pourrait se produire localement dans un État très critique de la politique fédérale.
Vous évoquez le “pays dans le cloud” et l'idée de Network State : ces communautés virtuelles censées devenir des micro-nations bien réelles. Des embryons d’États comme Praxis ou Zuzalu peuvent-ils vraiment aboutir, ou ne sont-ils qu’un fantasme libertarien ?
Q. S. : Je pense que cela dépend des mécènes qu'il y a derrière. Praxis, par exemple, a bénéficié d'une couverture médiatique importante, alors qu’il n'a rien fait de tangible pour l’instant. Próspera, sur l’île de Roatán au Honduras, est le seul exemple concret que nous ayons aujourd'hui. Et il est assez peu spectaculaire : ils ont quelques recherches médicales, un peu de cryptomonnaie, quelques bizarreries en ligne… tout cela est en réalité assez trivial. Toutefois, si ces projets trouvent un jour un sponsor influent, par exemple si le vice-président JD Vance leur dit « nous allons vous donner une partie du Groenland », alors cela changerait la donne.
Quant à Zuzalu et aux autres retraites crypto-libertariennes : ce sont surtout des espaces de discours et d’auto-affirmation prophétique. J’ai l’impression que dans le cercle de Balaji Srinivasan [l’inventeur du concept de Network State, ndlr], à Singapour ou ailleurs en Asie, on parle beaucoup, on rêve beaucoup, mais on pèse peu. Si j'étais un libertarien, j'irais directement à Washington : c'est là que se trouve la plus grande base d'expansion. Pas besoin d'aller dans le Pacifique Sud ou en Asie du Sud-Est pour faire des écoles de startups. Vous avez déjà le plus grand laboratoire aux États-Unis, et les portes sont grandes ouvertes.
À LIRE
Quinn Slobodian, Le Capitalisme de l'apocalypse, Ou le rêve dun monde sans démocratie, Seuil, janvier 2025
Alex Karp, Nicolas W. Zamiska, La République technologique : puissance dure, croyance douce et avenir de l’Occident, 2025
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