
Est-ce qu’appliquer brutalement des solutions simplistes est le meilleur moyen d’avancer ? Ce n’est pas ce que nous apprennent les lois de la nature. Ni celles des sociétés humaines.
Fabrice Cavarretta est chercheur en sciences sociales et professeur à l’ESSEC. Éric Lenoir est paysagiste et auteur des traités sur le « jardin punk ». Autant dire qu’ils ne sont pas toujours d’accord. Malgré – ou plutôt grâce à – leurs différences, ils nous livrent une réflexion croisée particulièrement stimulante. Les questions qu’ils soulèvent dans leur essai – Prière de rendre votre écosystème moins absurde que vous ne l’avez trouvé (Payot, 2024) – résonnent bien avec notre actualité. Dans un jardin, peut-on tout faire pousser à force d’engrais, de grandes planifications et en pourchassant la vermine ? En quoi cela fait-il écho à notre société, comment cela éclaire-t-il une époque où le pouvoir de quelques-uns pourrait s’imposer au plus grand nombre ? Heureusement, ces deux auteurs nous rappellent que le vivant comme le social peuvent s’épanouir dans des schémas plus complexes menant à des résultats plus foisonnants et plus équilibrés.
Vos parcours et vos engagements sont très différents ! Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler ensemble ?
Éric Lenoir : Fabrice évolue dans le monde des écoles de commerce, du management et des grandes entreprises. C’est un milieu qui m’est plutôt hostile et que j’estime largement responsable des crises que nous traversons – écologiques, économiques, politiques… En même temps, je ne suis pas si manichéen ! J’ai conscience que les réponses simples ne marchent pas. Il ne suffit pas de dire : « Dégageons tout ça, et ça ira mieux ! ». Les écosystèmes, qu’ils soient sociaux ou naturels, ont toujours une raison d’être et sont des objets complexes. Il faut commencer par comprendre ce qu’il se passe, qui a intérêt à quoi et pourquoi les choses sont comme elles sont, avant de commencer à chercher des solutions. Par ailleurs, Fabrice a des exigences scientifiques qui me poussent à consolider mes propres idées. Quand j’apporte une intuition, un ressenti, il me demande toujours : « d’accord, mais quelles sont les preuves ? » Ça me fait beaucoup de bien, car j’aime être factuel. Théoriser est important, mais il faut que ça se raccroche à une réalité.
Fabrice Cavarretta : Éric est plus radical que moi, et ça me plaisait beaucoup. Je suis assez vieux pour me souvenir que des idées jugées « radicales » il y a trente ans peuvent simplement être en avance sur leur temps. Pensez aux premiers militants écologistes qui nous ont alertés sur le réchauffement climatique dès les années 1970… Par ailleurs, Éric a une autre qualité : il est pragmatique. Déjà, il accepte de travailler avec moi, ce qui – je le sais – peut être tabou dans les sphères politiques qu’il côtoie. Et puis, il a un pied dans le réel. Il est aussi artisan et chef d’entreprise. Ses idées peuvent être très éloignées des miennes, mais il est ouvert au dialogue et à la remise en question. J’ai appris énormément en débattant avec lui.
Pourquoi le parallèle entre les jardins et les organisations sociales vous semble-t-il pertinent ?
F. C. : Il s’agit dans les deux cas de systèmes complexes, ce qui implique des mécanismes communs. Mais surtout, ce parallèle me semble utile pour interroger nos propres représentations des choses : pourquoi accepte-t-on dans la nature ce que l’on conteste dans la société par exemple ? Dans les milieux naturels, on sait qu’il n’y a pas de « gentils » et de « méchants ». On peut avoir peur des araignées, des tigres ou des requins. Mais on comprend que ces créatures occupent une place dans un écosystème qui a sa propre cohérence, sa logique et son équilibre. On l’accepte. Pourtant, on n’arrive pas à transférer ce type de raisonnement au monde social. Selon notre bord politique, on verra « le migrant », « le syndicaliste », le « grand patron » ou encore « la multinationale » comme les méchants de l’histoire. Avant de condamner des personnes ou des entités, on devrait toujours se demander dans quel écosystème elles évoluent, et pourquoi elles font ce qu’elles font.
E. L. : Pour le coup on va commencer par un point de désaccord ! Mais vous verrez, justement, que notre parallèle est utile pour discuter de ces enjeux. Dans la nature, les prédateurs au sommet d’une chaîne alimentaire sont fragiles. Ils se reproduisent moins que leurs proies, tombent malades facilement et couvrent d’immenses territoires – sans quoi ils s’entretueraient tout le temps. Autrement dit, il y a des effets d’échelle qui permettent au système de conserver un équilibre. Dans le monde social, quand des multinationales hyperhégémoniques s’imposent sur un marché, c’est comme si la créature du film Alien débarquait sur notre planète. Elle bouleverserait les équilibres et massacrerait toutes les autres formes de vie. Nous aurions l’obligation d’intervenir pour nous protéger et sauver notre environnement.
F. C. : Ah mais je suis pour certaines formes d’interventionnisme économique ! De même que je serais le premier à plaider pour réguler les populations de requins s’ils commençaient à dévorer des bébés sur les plages… Face à Amazon par exemple, la collectivité doit soutenir les librairies de quartier. Après, cela nous oblige à poser toute une série de questions qui vont au-delà du seul cas d’Amazon. Comment cette entreprise a-t-elle connu un si grand succès ? Pourquoi autant de personnes préfèrent-elles acheter leurs livres sur ce site ? Comment, concrètement, les encourager à aller ailleurs ? Etc.
La question de l’interventionnisme est au cœur de votre livre. Que préconisez-vous exactement, chacun dans vos domaines respectifs ?
E. L. : En tant que jardinier, une énorme partie de notre travail consiste à planifier les choses : vous plantez une graine en espérant qu’elle donnera un arbre dans quarante ans. En même temps, comme vous travaillez sur le long terme, vous ne savez jamais exactement ce que vous obtiendrez. Vous devez donc accepter une importante part de hasard, d’adaptation et d’improvisation dans votre métier. De la même façon, Fabrice enseigne des techniques de planification économique à des cadres et dirigeants, tout en leur expliquant qu’ils ne peuvent pas tout prévoir ni contrôler. Dans le domaine social et politique, ça ne marche pas non plus. J’ai notamment en tête la politique des villes nouvelles dans les années 1970, car j’ai vécu dans les premières grandes cités HLM de l’Est parisien et à Marne-la-Vallée. On a construit des grands ensembles qui étaient superbes sur le papier, mais qui se sont révélés en bonne partie inadaptés à l’usage et aux évolutions sociales et du tissu urbain lui-même.
F. C. : Le mot-clé, c’est l’ambidextrie. Spontanément, nous avons tendance à vouloir tout organiser : nos vacances, nos journées de travail, notre vie… Et ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Historiquement, la planification a été un moteur de progrès politiques, scientifiques ou encore technologiques. En même temps, dans les écosystèmes sociaux, comme dans les jardins d’Éric, vous devez un tant soit peu laisser les choses se faire, intégrer une part d’imprévisibilité et de réactivité. Nous ne préconisons pas de choisir entre l’interventionnisme et le laisser-faire, mais de jouer sur les deux registres en fonction des situations. C’est comme quand vous faites du judo : si vous vous appuyez trop sur votre jambe avant, vous n’arriverez jamais à tirer votre adversaire ; si vous êtes campé sur l’arrière, vous ne pourrez pas le pousser. Il faut donc trouver un point souple entre les deux, pour passer facilement de l’un à l’autre.
Tester et adapter ses pratiques, plutôt que de suivre des modèles préétablis, est-ce « l’humilité » que vous appelez de vos vœux dans le livre ?
E. L. : L’humilité est une valeur indispensable. Aujourd’hui les exploitants agricoles sont formés pour gérer aux forceps de gigantesques parcelles. Et il faut reconnaître que ça marche à court terme. Ces grandes cultures sont des objets vivants extrêmement maîtrisés : il n’y a pas de maladies parce qu’on traite tous les plants en amont ; les cycles de développement et de reproduction sont parfaitement contrôlés grâce à des intrants, des engrais et des produits phytosanitaires. Le problème, c’est qu’on se retrouve en bout de chaîne avec un coût écologique et économique monstrueux. Ces systèmes agricoles montrent aujourd’hui leurs limites dans tous les domaines. On doit donc changer de méthodologie, revenir à plus d’humilité et de tolérance face à la complexité des choses. Nous devons arrêter de vouloir imposer une forme à notre environnement, en fonction de nos envies et besoins immédiats. En tant que paysagiste, j’explique par exemple à mes clients qu’il faut oublier le fantasme du « jardin à la française », parfaitement régulier et symétrique, sans aucun parasite ni mauvaise herbe. On peut faire plein de choses, mais en acceptant que le monde ne se plie pas à notre volonté.
F. C. : Dans le monde social, c’est le vieux fantasme de l’homme fort et providentiel – et je dis « homme » à dessein, car cela se traduit aussi par une invisibilisation des femmes. Nous avons spontanément tendance à imaginer que les progrès sont le fruit de personnages puissants et entreprenants, qui bouleversent l’ordre établi pour imposer leur vision des choses. Mais quand on regarde dans le détail, qu’il s’agisse de l’Histoire économique, politique ou même scientifique, c’est toujours une reconstruction a posteriori. Les grandes comme les petites avancées de l’Histoire humaine sont des œuvres collectives, mises en œuvre par des personnes qui devaient constamment prendre le temps de comprendre les choses, de s’adapter à leur environnement et de chercher leur place dans cet écosystème. Cela n’empêche pas de porter une idée, un projet, mais en adoptant fondamentalement une posture d’humilité.
Comment faire avancer votre vision de l’écologie et de la société, si le volontarisme ne suffit pas ?
F. C. : Dans la dernière partie du livre, nous insistons sur l’importance de mobiliser des « esthétiques » ou des « imaginaires », à la fois puissants et fédérateurs. Il ne suffirait pas qu’un gouvernement décide d’en haut, de façon autoritaire, d’interdire la circulation en voiture, par exemple. Il faudrait d’abord montrer qu’un monde où l’on se déplacerait autrement serait plus agréable et désirable. Cela suppose évidemment de régler toute une série de problèmes pratiques : quelle politique de transports publics développer ? Comment adapter les déplacements dans les régions isolées ? Mais aussi, surtout peut-être, inciter à rêver d’une société sans voiture, où l’on aurait davantage de place pour des modes de transport plus doux, où l’on souffrirait moins des effets de la pollution automobile, etc. L’imagination est le socle de la motivation et du changement.
E. L. : L’imagination est aussi ce qui nous permet de ne pas déprimer ! Le monde va plutôt mal, nous sommes beaucoup à en avoir conscience. D’où l’importance de rappeler que nous pourrions vivre dans une société où la Terre resterait habitable et où les richesses seraient mieux réparties. Cet imaginaire peut fédérer une large majorité de la population. C’est d’autant plus nécessaire que la minorité qui possède le pouvoir n’a, elle, pas forcément intérêt à ce que les choses changent. Par ailleurs, je suis contre le fait d’imposer un modèle de société par le haut. J’en reviens à notre parallèle avec le jardinage : les changements prennent du temps dans la nature – en dehors de grands cataclysmes ou d’évènements particulièrement brutaux – il y a beaucoup d’inertie. De la même façon, si vous voulez faire bouger une civilisation d’un modèle à l’autre, cela ne pourrait être qu’une évolution au long cours, malgré toute l’urgence que la situation actuelle exigerait. Notre première tâche est de convaincre que ce serait un avenir séduisant, plus juste et plus beau.
Super article, enfin un débat passionnant sur la complexité des écosystèmes naturels et sociaux ! Hâte de lire votre livre. 👏📖