
En adaptant leurs revenus à leurs besoins, ils veulent donner une part de ce qu'ils gagnent. Une pratique qui nous vient de l'altruisme efficace.
Pour Toby Ord et William MacAskill, philosophes à l’université d’Oxford, nul besoin d’être ultrariche pour prétendre au statut de grand donateur. En 2009, les deux amis lancent l’organisation Giving What We Can (GWWC) pour encourager leur entourage à s’engager, publiquement et à vie, à donner un dixième de leurs revenus à des associations reconnues pour leur efficacité. Quinze ans plus tard, près de 10 000 personnes à travers le monde ont souscrit à ce qui est désormais connu comme « l’engagement des 10 % ».
Doit-on se sentir concerné ? Sur son site, GWWC propose un test permettant de situer son niveau de vie par rapport au reste de la population mondiale. On apprend ainsi qu’une Française touchant le salaire médian – 23 160 euros annuels en 2021, selon l’Insee – fait partie des 5,6 % des personnes les plus riches du monde (oui, l’outil prend en compte les différences de coût de la vie entre pays). Même en donnant un dixième de ses revenus, c'est-à-dire 2316 euros par an, la même personne fera toujours partie des 6,7 % les plus privilégiés. Une situation qui, pour certains, s’accompagne d’un devoir moral : celui de redistribuer une partie de son argent aux moins chanceux, y compris ceux vivant dans des pays lointains. Une idée que le philosophe utilitariste australien Peter Singer défendait déjà en 1971, dans un texte devenu classique des cours d’éthique : « Famine, richesse et moralité ».
Le tapis roulant hédonique
Corentin BoIteau fait partie des convaincus. Il y a encore quelques années, son poste d’ingénieur dans l’informatique lui permettait de toucher un salaire annuel de 32 000 euros. Au bout de deux ans, il se rend compte qu’il peut donner une grande partie de cet argent, sans sacrifier son bonheur ni sa qualité de vie. « Bien sûr, il faut pouvoir s’assurer un seuil minimal de conditions matérielles, anticipe le jeune homme de 29 ans, qui a pris le fameux engagement en 2019. Mais généralement, les personnes augmentent leur standard de vie, une fois entrées dans le monde professionnel, ou après une augmentation : des maisons ou des voitures plus grandes, plus de dépenses dans certains postes… Or on s’habitue très vite à ces dépenses, et la recherche montre qu’elles n’apportent pas de bonheur supplémentaire. »
La psychologie du bonheur, sur ce point, est formelle : l’accumulation de possessions matérielles ne rend pas plus heureux. Une fois le pic de satisfaction passé, notre niveau de bonheur revient à son niveau initial, pré-achat – un phénomène connu sous le nom d’adaptation hédonique (ou « tapis roulant hédonique », pour signifier que notre niveau de bonheur a tendance à revenir au même point de référence, peu importent nos efforts pour l’augmenter). Cette fuite en avant, Corentin y a très vite renoncé. Le Lyonnais n’a pas de voiture, et se satisfait du nécessaire, comme le Pass interrail et les auberges de jeunesse pour ses vacances. Dès la première année de son engagement, il se donne pour objectif de donner tout ce qui dépasse le SMIC. Aujourd’hui, ce sont 30 à 40 % de ses revenus qu’il verse à des organisations soigneusement sélectionnées pour leur efficacité – tout en reconnaissant qu’il repasserait probablement à un pourcentage plus bas s’il avait des enfants.
Une ligne fixe dans son budget
Une situation que connaît Kelly Floch, 35 ans. La Parisienne a pris l’engagement des 10 % en 2017, juste avant de cofonder La Vie Foods (startup de jambon, bacon et lardons végétaux), dont elle est restée directrice des opérations jusqu'en 2021. « À l'époque, ça me semblait très raisonnable. J'étais jeune adulte, lancée dans la vie professionnelle depuis cinq ans. Je n'avais pas beaucoup de charges, pas d'enfant, pas de mensualité, une capacité d'épargne importante. Ça me semblait important de pouvoir redonner. »
Les années suivantes, sa situation professionnelle, mais aussi personnelle, évolue. Kelly est aujourd’hui enceinte de son deuxième enfant. « Il y a eu des périodes, entre 2017 et maintenant, où j'ai été au chômage, d’autres où j'étais en création d'entreprise, d’autres encore où j'étais salariée… J'ai utilisé la modulation permise par Giving What We Can pour refléter la réalité de ma situation, plutôt que de me contraindre à tenir absolument les 10 %. » Comme Corentin, Kelly donne prioritairement à des organisations qui sont recommandées par le mouvement de l'altruisme efficace – dans le domaine de la pauvreté mondiale et des droits des animaux – et qui permettent de bénéficier de la déduction d'impôts.
Avec l'engagement des 10 %, Giving What We Can espère changer les normes sociales qui sous-tendent les dons caritatifs, de façon à généraliser la culture du don efficace. « Levons le tabou qui entoure le fait de parler de dons ; plus nous aurons de débats, de discussions et plus nous nous inspirerons mutuellement à donner, plus nous nous rapprocherons d'un monde meilleur », partage l’organisation sur son site.
Plusieurs donateurs soulignent la tranquillité d’esprit que permet un tel engagement public et à vie. Leurs donations deviennent une ligne fixe dans le budget, « un ancrage, particulièrement utile quand la vie part dans tous les sens, témoigne Kelly Floch. Avec un ou deux enfants, tu es centrée sur toi, tes préoccupations, ton stress du boulot, les machines à faire, les billets de train à prendre pour Noël… Et tu oublies de donner. Pas parce que tu as décidé de ne pas donner, c'est juste que la vie passe, que ce n'est pas en haut de la to-do list. » La trentenaire reconnaît que sans l’engagement des 10 %, elle ne donnerait probablement pas – ou moins.
Un impact extraordinaire
Pour ces donatrices et donateurs, la satisfaction qui accompagne le fait d’agir de façon altruiste prend largement le pas sur le sentiment de sacrifice. Corentin s’est longtemps défini comme une personne passive, sceptique à l’idée de pouvoir faire une différence dans le monde. « Je n’ai ni le réseau ni les ressources pour influencer les lois et changer les politiques publiques, alors que c’est indispensable pour agir en faveur du climat, par exemple. » Sa découverte de l’altruisme efficace a changé la donne. « J’ai découvert l’existence d’organismes spécialisés dans l'évaluation rigoureuse des associations, qui définissent quelle intervention marche ou ne marche pas bien. Et ça, ça m'a énormément rassuré. S'il y a des personnes expertes, je peux les soutenir avec un don. C'est à ma portée, et ça peut avoir un impact gigantesque. C'est en quelque sorte de la division du travail. »
Un superpouvoir également mis en avant par Romain Barbe, 26 ans. « Mes donations peuvent protéger des dizaines de personnes du paludisme grâce à des moustiquaires, distribuer des vitamines A dont les carences peuvent rendre les enfants aveugles, améliorer les conditions d’élevage de centaines d'animaux... Découvrir cet engagement des 10 % m'a offert une action tangible dont je peux être sûr qu'elle me permet d'avoir un impact extraordinaire. » L’enthousiasme est tel que le jeune homme s’est lancé cette année, avec sa cofondatrice Jennifer Stretton, dans la création de Mieux donner, une association destinée à éclairer les choix des donateurs français vers des options particulièrement impactantes.
"Donnez, donnez à l'ARC" disait le type à la télé
Les gogos croyaient donner pour la recherche contre le cancer, ils donnaient pour le niveau de vie du patron de l'association…
"améliorer le monde", c'est un peu court comme description…