
Feux au sol, bornes intelligentes, installations Instagram : les villes se transforment pour s'adapter aux « smombies », ces piétons hypnotisés par leur smartphone. Hubert Béroche décrypte cette mutation urbaine silencieuse et imagine la « ville post-écran ».
À Séoul, six accidents sur dix impliquent un piéton aux yeux rivés sur l'écran de son téléphone. Dans la capitale sud-coréenne, où le taux de pénétration du smartphone frôle les 90 %, les autorités ont dû installer des feux rouges au sol pour avertir ces passants du XXIe siècle, incapables de lever les yeux. Bienvenue dans l'ère du « smombie » , mot-valise entre « smartphone » et « zombie » qui désigne cette nouvelle figure urbaine, si absorbée par son écran qu'elle ne voit plus la ville qui l'entoure.
Je, tu, il… Nous sommes tous, peu ou prou, devenus des smombies. Penser ce phénomène qui redéfinit en profondeur nos infrastructures, nos règles de mobilité et notre rapport à l'espace urbain devient alors incontournable. De New York avec ses bornes pour smombies, aux rues d'Helsinki dotées d'interfaces sensibles sans écran, en passant par les évènements de Nouvelle-Calédonie où TikTok fut coupée pour raisons de sécurité, le smombie est désormais un enjeu géopolitique, économique et social majeur.
Dans son essai Smombies, la ville à l'épreuve des écrans, Hubert Beroche explore cette transformation silencieuse qui façonne les métropoles. Après avoir parcouru une douzaine de villes à travers le monde, le fondateur du cabinet Urban AI aide collectivités, organisations et communautés à faire advenir la « ville post-écran », où les yeux reviendraient enfin sur la rue.
Ce « smombie » est au départ un terme qui prête à sourire. Pourquoi en avoir fait un objet d'étude sur la ville ?
Hubert Beroche : Ce néologisme inventé en 2019, contraction de « smartphone » et « zombie », est au départ quelque chose d'assez ludique, voire drôle, parce qu'on s’y reconnaît tous, plus ou moins, à différents moments de la journée.
À Séoul, où j'ai découvert ce phénomène il y a six ans, la ville avait installé des feux rouges au sol pour que ces passants au regard absorbé par leur écran puissent être avertis de leur environnement. Des chercheurs avaient même inventé une application avec intelligence artificielle pour indiquer les obstacles sans avoir à lever les yeux. La ville réagissait physiquement, dans sa matérialité, à ces citadins en train de la transformer.
C’est ce qui m'a intéressé : approfondir cette figure et voir dans quelle mesure un nouveau sujet (ou objet, selon les points de vue) urbain crée de nouvelles infrastructures, de nouveaux aménagements du territoire, et in fine de nouvelles villes.
Au-delà des infrastructures, quelles sont les conséquences sociales et psychiques de cette « smombification » ?
Hubert Beroche : Les écrans transforment de deux manières notre rapport à l'autre. D'abord, dans notre rapport moral, éthique aux autres citadins. Ne serait-ce que parce qu'on ne les regarde plus dans les yeux. Cet élément, a priori banal, est libérateur de nombreuses forces. Beaucoup de philosophes ont expliqué que ce rapport de visage à visage est profondément moral et humaniste. Georg Simmel, par exemple, nous disait que c'est dans le regard qu'il y a force de synthèse civilisationnelle. Or, ce rapport se perd derrière une communication digitale.
Il y a un autre enjeu, plus sociétal : nous restons de plus en plus à domicile – ce que j'appelle la « ville-écran ». Depuis notre écran, nous pouvons désormais accéder à tout ce que peut offrir une ville : le divertissement, le travail, la sociabilisation. Cette communication qui passe moins par ce « visage à visage » et le fait qu'on consomme la ville depuis son appartement engendrent des bouleversements sociaux importants.
De fait, le télétravail et les « ouvriers de la donnée » érodent la centralité traditionnelle des villes. Quelles conséquences pour des systèmes de transport encore pensés sur le modèle métro-boulot-dodo ?
HB : Ces écrans court-circuitent les logiques de mobilité. Les villes, depuis le XXe siècle, se sont construites autour de centres, de quartiers d'affaires avec ces trajets pendulaires où tout le monde va au travail à la même heure. En faisant du domicile à la fois un lieu de vie et un lieu de travail, les écrans court-circuitent cette logique pendulaire.
On voit dans certaines villes, à San Francisco ou à Montréal, des quartiers d'affaires qui perdent de leur valeur immobilière parce qu'ils perdent leur usage pendant la journée. À l'inverse, des quartiers résidentiels sont plus peuplés en journée. C'est une forme d'érosion de la centralité qui transforme en profondeur un siècle de logique socio-urbaine.
Les écrans envahissent aussi l'espace public. Comment transforment-ils notre rapport à l'espace urbain ?
HB : On voit des villes qui deviennent écrans, ou en tout cas font tout pour épouser la netteté des écrans. Elles le font parce que notre rapport au monde est de plus en plus médiatisé par les écrans, on est de plus en plus smombies. Dans une logique économique, ces villes essaient d'attirer ces smombies en parlant leur langage numérique.
New York a transformé ses milliers de bornes téléphoniques obsolètes en bornes high-tech avec écrans digitaux. Progressivement, ces infrastructures initialement conçues pour permettre à chacun d'accéder à Internet sont devenues des bornes uniquement utilisables par les smombies. Aujourd'hui, sans smartphone, vous ne pouvez pas les activer. Ces bornes, qui deviennent aussi des antennes 5G, s'adressent exclusivement aux smombies. Installées principalement à Manhattan, elles consolident certaines forces existantes. Les autres sont discriminés, mis à l'écart, dans cette nouvelle fabrique de la ville.
Et la ville « instagrammable » ?
HB : Il y a une forme de course au capital entre les villes, dans une logique de financiarisation de la ville – sur la scène internationale, mais aussi numérique. Des villes créent des installations « instagrammables » pour attirer les smombies. Par exemple, au Portugal, une agence de communication crée des parapluies multicolores, explicitement pour améliorer « l'empreinte Instagram » des villes. Une certaine esthétique urbaine est ainsi contaminée par une esthétique d’Instagram.
Le smombie peut devenir une cible dans les guerres informationnelles. Vous évoquez l'incendie d'un Waymo à San Francisco, les émeutes de Nouvelle-Calédonie amplifiées par TikTok. Que révèlent ces épisodes ?
HB : Le smombie est pris dans cette course aux capitaux, dans une nouvelle esthétique de notre époque, mais aussi dans cette nouvelle géopolitique qui fait de nos cerveaux, ou plutôt de notre cognition, des champs de bataille, comme le dit explicitement l'OTAN.
Le smombie n’est pas neutre. Il peut être instrumentalisé, voire « weaponisé », pour déstabiliser de l’intérieur des puissances comme les États-Unis ou la France. Centres de convergence des flux économiques, culturels, sociaux, les villes ont un caractère stratégique pour déstabiliser un pays. L'un des meilleurs moyens d'attaquer un territoire sans conflit ouvert, c'est de l'attaquer de l'intérieur par la ville.
En Nouvelle-Calédonie, en 2024, quand l'État français décide de couper TikTok du territoire à la suite des mouvements insurrectionnels, c’est symptomatique d'une prise de conscience : on peut discuter l’efficience de cette décision, mais à un moment donné, les décideurs ont considéré le smombie comme dangereux. La question est : comment faire en sorte que ce smombie ne détruise pas les villes de l'intérieur, mais que la ville reste un espace où on accepte de partager pacifiquement ?
Vous proposez d'étendre le concept de « devoir à la ville » au contexte numérique. Comment imaginez-vous cette « dette attentionnelle » ?
HB : Je me suis inspiré de Saskia Sassen et de Carlo Ratti qui, en pleine crise du Covid-19, ont inventé cette très belle idée d’un « devoir à la ville ». Pour eux, acheter un espace urbain pour en faire un actif spéculatif vide, menant à une forme de zombification des villes, comme à New York par exemple, n'est pas acceptable. Il ne s’agit pas juste d’un produit financier, mais d’un matériau urbain vivant.
J'ai voulu transposer ce principe dans une logique attentionnelle. Lorsqu'un territoire héberge des infrastructures technologiques – data centers, antennes – qui prennent de l'espace, de l'énergie, de l'attention, mais ne donnent rien en retour, on devrait leur demander de redistribuer de l'attention, de la créativité, du lien social.
Il existe plusieurs manières d’agir. J’en discutais récemment avec un chercheur à New York, qui propose de taxer fortement les data centers. Pour ma part, je défends une approche plus souple : ces infrastructures, implantées sur un territoire, doivent créer de la vitalité et s’inscrire dans une logique d’architecture et d’usage, une obligation par le design et l’usage.
Vous défendez une « ville post-écran » qui ramène les yeux sur la rue. Concrètement, à quoi ressemblerait-elle ?
HB : L’enjeu est de passer d’une « ville-écran » à une « ville post-écran ». J’étais d’abord optimiste, pensant que les écrans deviendraient à terme obsolètes avec l’émergence de nouvelles technologies. Mais les récents développements, comme autour de Sora d’OpenAI, renforcent au contraire la logique du smombie et de la ville-écran, où tout se vit derrière un écran.
Jane Jacobs (philosophe américano-canadienne de l’urbanisme et de l’architecture, ndlr) nous disait que la vitalité de l'urbanité, ce sont les yeux sur la rue. Par ce regard, on crée de la sécurité, du lien social.
Le premier levier, c'est créer des espaces publics attractifs, compétitifs d'un point de vue attentionnel. Paris a lancé la journée sans écran en créant des espaces engageants, des lieux relationnels, sans interdire les écrans. Le deuxième élément est plus structurel : réduire la « fabrique du smombie », faire en sorte que les acteurs du numérique qui captent notre attention soient au service de la fabrique de la ville.
Vous évoquez des « interfaces sensibles » comme alternative aux écrans. Pouvez-vous donner des exemples ?
HB : L'écran, finalement, n’est rien d’autre qu’une interface avec de l'information. Une des propositions est de créer des interfaces sensibles : sans écran, multisensorielles et idéalement locales. L'idée est de distribuer ces interfaces dans la ville pour que l'information s'interface avec du mobilier urbain, des objets du quotidien. Rendre la ville intelligente sans écran.
Le meilleur exemple ? Nuage Vert. Un collectif français, HeHe, a illuminé au laser en 2008 au-dessus d'une usine de production d'énergie en Finlande le nuage de vapeur plus ou moins grand selon la consommation de la journée. Chaque soir, les citadins sortaient voir la consommation quotidienne du quartier. Ça s'est transformé en jeu : pendant la journée, ils réduisaient leur consommation pour voir collectivement le résultat le soir. Cette donnée énergétique, qui aurait pu être transmise par écran, est devenue quelque chose de public, incitant à l'action collective et créant un rendez-vous pour être ensemble.
Cette réflexion s’inscrit dans un travail collectif encore peu visible à cause du monopole des écrans : la spatialisation ou matérialisation de l’information, un champ à la croisée de l’art, des sciences et de l’urbanisme. Il faut l’explorer davantage, lui donner des moyens, des espaces d’expérimentation, et l’intégrer à la ville pour montrer qu’il existe de vraies alternatives aux écrans, pas seulement imaginaires mais concrètes.
À lire : Smombies, la ville à l’épreuve des écrans, éditions de l’Aube, 2025




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