
Natalité en chute libre, mariage en berne : dans les pays développés, les jeunes femmes désertent plus que jamais l’idée du couple traditionnel. Au même moment, les garçons se radicalisent ou décrochent.
« Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » …, vraiment ? Alors que la tendance trade wife avait envahi notre imaginaire via les réseaux pour promouvoir un retour au mariage, aux familles nombreuses et aux femmes soumises à leur mari, la réalité semble être un peu plus têtue.
Une étude statistique menée par le Pew Research Center donne effectivement une tout autre musique. D’après les données d'une enquête de l'Université du Michigan, on constate un net recul de l’envie de se marier et d’avoir des enfants parmi les lycéens américains. Alors qu’ils étaient 80 % à imaginer se marier en 1993, ils ne sont plus que 67 % en 2023, soit une baisse de 13 % en 30 ans. Sur la même période, la proportion de jeunes envisageant d’avoir des enfants est passée de 64 % à 48 %. Ce sont surtout les jeunes filles qui tirent ces statistiques vers le bas. L’institut précise que l’envie de se marier est passée de 83 % à 61 %, tandis que les statistiques restent relativement stables chez les garçons avec un taux de 74 % en 2023 contre 76 % en 1993. Comment en est-on arrivé là ?
La bascule de 2008
Pour l’essayiste Vincent Cocquebert, auteur du récent La Guerre de sexcession (aux éditions Arkê), ces chiffres n’ont rien de surprenant et sont le prolongement d’une tendance qu’on observe depuis plus d’une quinzaine d’années. « Entre les années 70 et le milieu des années 2000, les deux sexes vivaient une convergence des valeurs, des attentes et des affects, explique-t-il. Les femmes trouvaient les hommes plus agréables à vivre, surtout en les comparant aux générations précédentes. Mais à partir de la fin des années 2000, une rupture s’est opérée. La crise économique, puis la montée des réseaux sociaux, ont accéléré un mouvement de défiance relationnelle, un écart croissant entre les sexes, nourri par des expériences sociales et émotionnelles de plus en plus disjointes. Les jeunes femmes, globalement plus diplômées et souvent plus à l’aise dans le monde symbolique contemporain, ont pris de l’avance dans la façon d’habiter le futur. Les jeunes hommes, eux, ont trouvé en ligne une grammaire masculiniste, chargé de ressentiment, qui est venu mettre en narration leur perte d’agentivité en désignant la jeune femme émancipée comme la cause de leur malheur. Ces divergences ont généré une désynchronisation profonde des imaginaires et des manières d’envisager l’existence qui rend les projections affectives et relationnelles des jeunes hommes et des jeunes femmes de moins en moins compatibles. » Comprenez ici que les hommes sont globalement devenus plus réactionnaires et conservateurs, comme le prouvent les statistiques de vote pour Donald Trump par exemple, tandis que les femmes sont dans une dynamique d’émancipation.
La fin des tradwives ?
Dans ce contexte séparatiste, la figure de la trad wife occupe une place différente. Comme l’explique la journaliste Katherine Dee dans GQ, cette tendance a surtout fonctionné comme une contre-culture web dans un monde post-MeToo. Utilisée comme un véhicule idéologique par l’extrême droite mais aussi comme un contenu fétichiste à destination d’un public incel, la tendance semble avoir perdu sa raison d’être à partir du moment où Donald Trump est arrivé au pouvoir.
Plusieurs figures très visibles du mouvement, comme la Canadienne Lauren Southern, se séparent de leur mari et dénoncent des conditions de vie « proches de l’esclavagisme ». D’autres ex-tradwives comme Enitza Templeton font le chemin inverse et montent un contenu et même des agences dont l’objectif est de venir en aide à ces « épouses traditionnelles » qui cherchent à sortir d’un mariage aliénant et qui doivent souvent recommencer leur vie à zéro afin de retrouver une forme d’autonomie.
La stabilité financière avant de trouver l’amour
Cette chute a de quoi remettre en question la place qu’occupait cette esthétique dans nos paysages médiatiques : « On est dans une époque obsédée par la mise en scène de soi et ça ne m’étonne pas que la figure pop des tradwives soit en train de se dissoudre, analyse Vincent Cocquebert. Même si son esthétique a fini par infuser un peu partout, elles ne correspondaient pas à une réalité sociologique nourrie. Quand on regarde les données, on s’aperçoit d’ailleurs que même les femmes situées dans le camp conservateur se marient moins, avec un taux passé de 83 % en 1980 à 60 % en 2020. Le taux de célibat progresse dans 26 des 30 pays les plus riches. »
Pour mieux comprendre cette désynchronisation, on peut aussi se pencher sur les parcours de vie et notamment au niveau des études supérieures. Contrairement aux hommes qui semblent être à la traîne, les jeunes femmes privilégient surtout leur avenir professionnel et une stabilité financière, avant de trouver l’amour et de faire des enfants. En août 2024, une étude relayée par Forbes montrait que les femmes représentaient 58 % des étudiants universitaires en 2020 contre 56,6 % en 2014. Cet écart, aussi appelé « gender gap » , déjà présent dans les années 80, ne cesse de se creuser. En 2021, il y avait 3,1 millions de femmes de plus que d’hommes en études supérieures, contre 200 000 en 1979.
À l’inverse, les jeunes hommes sont encouragés à « lâcher leurs études » et à tout miser sur la tendance technologique du moment, à savoir l’intelligence artificielle. Ce discours est d’ailleurs largement soutenu par les pontes de l’industrie comme Sam Altman ou Peter Thiel, qui va jusqu’à offrir 200 000 dollars aux entrepreneurs acceptant de quitter leurs études pour créer la « nouvelle licorne de l’IA ».
« Nous sommes vraiment dans des rapports au futur très différents, poursuit Vincent Cocquebert. Les jeunes femmes restent encore dans un imaginaire progressiste lié à l’éducation, tandis que chez les jeunes hommes se joue un mélange de pari, de winner takes all, voire de quelque chose qui relève de la pensée magique. Ça donne aussi beaucoup de jeunes hommes abreuvés de discours masculinistes et donc sclérosés par rapport à leur manière d’envisager le couple, l’amour, la relation. Pour beaucoup de femmes, la relation apparaît de plus en plus comme une charge. On n’est plus dans une dynamique, mais dans un poids qu’il faut porter. »
L'arrivée de la boss lady
Les conséquences de ce désamour se ressentent dans plusieurs tendances émergentes. Il y a d’abord la persona de la « boss lady », vantée par la rappeuse Théodora et qui semble remplacer dans l’imaginaire la trop toxique « girl boss ». Déterminée et indépendante, cette figure féminine entreprenante, qui n’a d’ailleurs pas forcément de grands diplômes ou qui force un peu le trait dans une forme d’affirmation positive tout droit sortie des lois de l’attraction, vient s’incarner dans des personnalités populaires comme Léna Mafouf.
Cette logique qui consiste à détacher toujours plus son identité du couple va encore plus loin, au point de ne plus afficher son petit copain sur les réseaux. Dans un article publié sur Vogue, la podcasteuse et journaliste Chanté Joseph explique que les créatrices de contenu sont bien moins enclines à montrer le visage de leurs boyfriends et affichent beaucoup moins ouvertement leur relation de couple. Elle synthétise la pensée commune en une seule phrase, tirée d’un commentaire publié sur les réseaux : « Pourquoi avoir un petit ami donne-t-il l'impression d'être affilié au parti républicain ? ». Pour la petite anecdote, l’article, qui a connu un vrai succès, vaudra à son autrice un harcèlement raciste et misogyne sur les réseaux.
Seules et heureuses ?
Dans ce contexte, l’autonomie visée par les femmes peut être vue comme un horizon clairement souhaitable. Mais Vincent Cocquebert prévient que la situation est plus complexe : « On est en train de vivre un véritable tournant des codes de coexistence des sexes, indique-t-il. C’est un moment plein d’incertitudes au sein duquel les deux grandes valeurs de la modernité que sont le progrès perpétuel et l’invention de soi sont de plus en plus mises en doute. Ce qui semblait hier une évidence comme se rencontrer, s’aimer, construire un projet à deux, est devenu un terrain de méfiance et de conflit. Dans cette réécriture des codes où chacun tâtonne, on est en train de pousser cette vieille idée de l’individu autonome qui était déjà présente dans le XXe siècle. On assiste même à une radicalisation de cette idée, comme si on poussait les anciens codes jusqu’à leur point de rupture. Comme les femmes n’ont pas eu les mêmes droits ni les mêmes privilèges que les hommes, elles accèdent aussi à cette autonomie poussée tout en en payant parfois le prix, celui d’une solitude qui, loin d’être revendiquée, peut aussi être mal vécue. »




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