
Une nébuleuse d’organisations internationales et libertariennes affûte ses arguments et synchronise ses actions en France.
« Soutenir le mouvement mondial pour la liberté » : la devise sonne comme un manifeste révolutionnaire. C’est pourtant celle d’un think tank américain peu connu du grand public, mais redoutablement efficace. Son nom : Atlas Network, fondé en 1981 par Antony Fisher, un homme d’affaires britannique et adorateur de l’économiste conservateur Friedrich Hayek. Cette organisation basée aux États-Unis s’est donné une mission : propager, partout sur la planète, une idéologie très (très) libérale.
Au programme : moins d’impôts, moins de services publics et moins de fonctionnaires – sauf lorsqu’il s’agit de la police ou de l’armée. Pour Atlas, les citoyens sont avant tout des taxpayers, des contribuables érigés en figures héroïques face à un État présenté comme parasite. Si ce think tank défend ardemment le libre marché, les libertés sociales, elles, ne font pas partie du plan. Sa ligne idéologique flirte ouvertement avec celle de la droite radicale : anti-woke, antiavortement, anti-immigration.
La méthode Atlas : l’influence à la sauce ultralibérale
En quarante ans, l’influence d’Atlas s’est propagée, et s’est consolidée. Au point que le réseau revendique aujourd’hui dans 103 pays 589 organisations partenaires, dont 157 en Europe et en Asie centrale. En 2023, il a injecté plus de 28 millions de dollars dans ses antennes locales. Mais sa véritable puissance ne tient pas tant à ses financements qu’à la méthode qu’il enseigne à ses affiliés. S’engager en politique ? Non. Plutôt passer par des portes dérobées. Dans ses formations destinées aux think tanks partenaires, Atlas conseille d’influencer l’opinion publique par capillarité. Il encourage la vulgarisation à grande échelle, la production d’études prêtes à l’emploi pour les journalistes, la création de contenus grand public (livres, tribunes, conférences, infographies) destinés à alimenter le débat médiatique.
Objectif : déplacer le curseur de « ce qui est politiquement possible » en changeant patiemment le « climat des idées ». Quitte à recourir à des méthodes de manipulation : stratégies de la chambre d’écho, expertise biaisée, astroturfing et autres techniques de lobbying. Cette mécanique bien huilée est documentée par la journaliste Anne-Sophie Simpere, autrice d’une enquête sur les ramifications du réseau Atlas en France pour l'Observatoire des multinationales. Elle y décrit Atlas comme une « machine de guerre idéologique d’une nouvelle extrême droite, libertarienne et ultraconservatrice ».
L’IFRAP, premier relais libertarien du réseau Atlas en France
En France, les efforts du réseau Atlas commencent à payer à partir des années 2010, profitant d’un climat plus favorable, notamment, aux idées libertariennes. Longtemps marginale, tournée en dérision ou jugée trop radicale, cette idéologie a peu à peu gagné en respectabilité, bien aidée par l’aura médiatique de figures comme Elon Musk. Mais pour Atlas, la France reste un « bastion étatiste » à convertir. Au cœur de sa stratégie d’expansion dans l’Hexagone, le réseau peut compter sur son plus fidèle relais : l’IFRAP, la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques. Depuis 1985, ce think tank oriente sa « recherche » sur un unique angle d’attaque : la dénonciation systématique de la dépense publique, au moyen d’études aux méthodologies souvent discutables.
Sa directrice, Agnès Verdier-Molinié, est une grande habituée des plateaux de télévision. Elle y défend avec ferveur la réduction de la dépense publique, fustigeant toute forme de redistribution. Formée au lobbying à Washington, elle bénéficie du savoir-faire de la sphère libérale américaine. Lorsqu’en juillet 2025 TF1 pose la question « Où trouver les 40 milliards d’euros d’économies demandés par Bercy ? », la chaîne tend le micro à Agnès Molinié, qui plaide pour une saignée dans les financements associatifs, le pass Culture ou l’aide pour la rentrée scolaire. En 2022, la Fondation se félicitait de ses 800 passages à la télévision, huit fois plus qu’en 2009. Du Figaro à LCP, les travaux de l’IFRAP sont régulièrement repris sans que soit toujours rappelée la ligne idéologique très marquée de ce « laboratoire d’idées ».
Libertariens et réactionnaires main dans la main
Parfois, la petite musique néolibérale finit par remonter jusqu’au sommet de l’État. En 2023, lorsque Gabriel Attal évoque l’idée de réintroduire des classes de niveau à l’école, certains y voient un écho direct aux préconisations de l’IFRAP. Dans le média libéral Contrepoints (membre d’Atlas), Nicolas Lecaussin, l’ancien président de l’IFRAP, se réjouit des victoires du lobby : « On a gagné pas mal de batailles dans le monde des médias. Des idées qui étaient taboues : comme la baisse des dépenses publiques, la baisse du nombre de fonctionnaires, la réforme du système de santé… À l’époque, on était considérés comme des extrémistes. Aujourd’hui, pratiquement tout le monde en parle. » Une manière de vanter l’application du concept de la fenêtre d’Overton : faire passer des tabous pour acceptables. Un levier bien identifié par Atlas.
Autour de l’IFRAP gravitent d’autres structures plus discrètes, également partenaires du réseau Atlas. Parmi elles, Contribuables Associés, qui se présente comme une association de consommateurs. Mais, derrière la façade citoyenne, ce sont souvent des patrons qui financent et orientent les campagnes. Cette technique porte un nom : l’astroturfing, ou comment faire passer une mobilisation de lobbyistes pour un mouvement citoyen spontané. D’autres structures – l’IREF, l’Institut économique Molinari, IES Europe ou l’Institut des libertés de Charles Gave – participent à ce jeu d’influence coordonné. Leur convergence idéologique s’est cristallisée lors du Sommet des libertés, organisé en juin 2025, actant l’alliance entre la sphère libertarienne et la droite radicale.
2027 en ligne de mire
En Argentine, le réseau Atlas a contribué à l’élection de Javier Milei, en abreuvant d’argent les think tanks locaux pour faire campagne. Aux États-Unis, l’Heritage Foundation, membre d’Atlas, est à la manœuvre sur le très controversé Project 2025, feuille de route qui donne le ton au second mandat de Trump. En France, ces succès politiques donnent des idées, alerte Anne-Sophie Simpere.
Le milliardaire Pierre-Édouard Stérin a ainsi fait d’Alexandre Pesey l’un de ses principaux « conseillers opérationnels » pour son projet Périclès, ce plan pour faire gagner l’extrême droite à l’élection présidentielle de 2027. Il lui confie le soin de recruter et former une nouvelle génération de cadres politiques. Passé par le Leadership Institute (affilié à Atlas), Pesey fonde dès 2004 l’Institut de formation politique, avec un objectif clair : constituer une « réserve » d’hommes et de femmes de pouvoir pour occuper des postes clés en cas de victoire électorale de la droite radicale.
Parmi les jeunes « talents » formés par l’institut : la journaliste Charlotte d’Ornellas, l’influenceuse Thaïs d’Escuffon, ou encore Alice Cordier, membre du collectif identitaire féministe Némésis. La victoire de la pensée ultralibérale « demande de la patience et de la persévérance », nous prévient Brad Lips, directeur du réseau Atlas. En France, les pions sont déjà en place.
Participer à la conversation