
Loin de disparaître avec la sécularisation des sociétés, les discours eschatologiques instillent toujours l’imaginaire collectif.
À Heidelberg, l’université de la ville a ouvert en 2021 un centre de recherche sur l’apocalypse, le Käte Hamburger Center for Apocalyptic and Post-Apocalyptic Studies. En mars dernier, le média Blast a publié une vidéo baptisée « Comment survivre à la fin du monde ? », et l’Institut d’études de l’Islam a tenu un colloque intitulé « Apocalypse Now ? Attentes des derniers jours dans le judaïsme, le christianisme et l’islam ». Alors que les bélugas s’échouent dans la Seine et que les feux ravagent les forêts mythiques, le terme « apocalyptique » surgit régulièrement dans la presse. Et les titres des chansons. Dans le monde occidental pourtant majoritairement sécularisé, il semblerait que nous vivions avec la fin du monde chevillée au corps. La tradition apocalyptique irrigue en effet de nombreux pans de la société : des séries télés à la politique extérieure américaine en passant par les discours platistes. De manière plus ou moins diffuse, les récits persistent. Suffisamment plastiques, les références théologiques héritées du Moyen Âge sont perpétuellement réinterprétées et réactualisées. Explications de l’historien Joël Schnapp, spécialiste de l’apocalypse et auteur de Chroniques de l’Antichrist. Crises et apocalypses au XXIe siècle, publié en 2023.
Qu’est-ce exactement que l’Apocalypse ?
Joël Schnapp : Le terme vient du grec apokalupsis, qui signifie « révélation ». Dans les discours théologiques, elle décrit, généralement sous forme de visions, les évènements qui précèdent le Jugement Dernier et revêt systématiquement des caractères terrifiants. Dans le sens contemporain, le terme est surtout employé pour décrire des catastrophes géopolitiques ou climatiques dans un contexte de fin du monde. La surabondance du terme aboutit à une sécularisation de l’Apocalypse, qui n’est plus aujourd’hui la propriété de quelques théologiens.
Comment émerge le concept d’Apocalypse ? Comment évolue-t-il au fil de l’Histoire ?
J. S : Dès ses origines, le christianisme est travaillé par l’eschatologie, la science de la fin et des derniers évènements. Durant l’Antiquité, les premières générations de croyants attendent de manière imminente le retour du Christ. L’autorité d’Augustin, le plus grand théologien de l’Antiquité, change la donne : une fois l’Empire converti, l’utilité de l’image est moins pertinente. L’évêque d’Hippone s’emploie en effet à renvoyer à un temps lointain, inconsistant et indéterminé les questions de fin du monde. En invalidant l’interprétation du monde contemporain à l’aune de l’Apocalypse, Augustin provoque une perte d’intérêt pour la question, qui toutefois subsiste sous une forme moins visible. Durant l’époque byzantine, la rédaction en langue syriaque d’un texte – en 692 après Jésus-Christ (quelque 70 ans après l’Hégire) – qu’on nomme désormais L'Apocalypse du pseudo-Méthode relance la thématique. Rédigé en réponse à l’avancée des Arabes, le texte évoque le dernier « empereur romain » qui repousserait définitivement les « infidèles ». Tout au long du Moyen Âge, ce mythe est exploité à des fins de propagande. Entre autres exemples, Frédéric II, empereur du Saint Empire de 1215 à 1250, en fit usage dans sa lutte contre le pape qu’il dépeignait sous les traits de l’Antichrist.
À la fin du 12ème siècle, un nouveau prophète apparaît : Joachim de Flore. Comment le personnage influence-t-il les discours sur l’Apocalypse ?
J. S : Sa théologie se fonde sur une interprétation à la fois littérale et personnelle des textes sacrés. Son discours est un peu alambiqué. Il tente d’établir des correspondances entre l’Ancien et le Nouveau Testament, cherche à imposer l’idée que l’histoire du monde doit être divisée en trois « statuts » (celui du Père, du Fils et du Saint-Esprit), dont le dernier serait dominé par les Justes : les ordres monastiques. Leur pureté extraordinaire leur permettrait de prendre les rênes du monde. En plus de remettre l’Apocalypse sur le devant de la scène, Joachim de Flore réintroduit la figure de l’Antichrist, figure dont les contours évoluent tout au long du Moyen Âge. La légende croît. Bien que partiellement condamnée par un concile en 1215, la théologie de Joachim donne jour à des interprétations hérétiques qui enflent jusqu’aux croisades contre les hussites en Bohème, qui se déroulent de 1419 à 1434. Cette théologie infuse et prend un nouveau tour avec la chute de Constantinople, qui en 1453 marque un tournant : à la lumière de l’expansion turque, les prophéties sont réinterprétées, circulant jusqu’au 17ème siècle. Alors que l’offensive des Turcs s’affaiblit avec le 2ème siège de Vienne en 1683, l’eschatologie tombe de nouveau en désuétude avant de réapparaître en 1830 au moment de la guerre d’indépendance grecque.
Les prédictions de fin du monde ne se réalisent jamais, elles trouvent pourtant toujours un second souffle. Pourquoi ?
J. S : L’historien allemand Johannes Fried explique dans Les Fruits de l’Apocalypse écrit dans les années 2000 que les discours eschatologiques suivent un « mouvement de flux et de reflux ». Aujourd’hui, les discours eschatologiques sont réapparus de manière sinusoïdale. En fait, on ne tient jamais rigueur aux prophètes, ils sont dédouanés de leurs prédictions sur la base d’une erreur simple qu’on leur attribue automatiquement : ils ont raisonné par rapport à l’Incarnation du Christ, et non en fonction de sa Passion, ce qui implique un décalage de 33 ans.
Quel rôle jouent les millénaristes dans l’alimentation de la notion d’Apocalypse ?
J. S : Dans le scénario habituel (L’Apocalypse de Jean, le dernier livre du Nouveau Testament), l’Antichrist – ou les Bêtes – arriverait sur Terre à l’approche de la fin du monde pour persécuter les Justes. Ces derniers seraient contraints de se réfugier dans des cavernes jusqu’à ce que Jésus revienne pour établir « le royaume de Dieu sur Terre » et éradiquer « du souffle de sa bouche » cette entité malfaisante. Mille ans durant, le Diable serait enchaîné. Cette durée, qui sépare le retour de Jésus du Jugement dernier, de la bataille finale d’Armageddon et de Gog et Magog, est au cœur des croyances millénaristes. Si toutes les théologies ne concordent pas, un socle commun demeure : une idée confuse et simpliste, celle de la lutte ancestrale entre le bien et le mal, qui a beaucoup de succès. Aujourd’hui, elle permet aux Églises évangéliques d’attirer beaucoup de monde. Ces Églises connaissent une croissance extraordinaire, aux États-Unis bien sûr, mais aussi en Afrique et en Amérique du Sud. En France, on est passé de 50 000 adeptes dans les années 50 à 700 000 aujourd’hui.
Les évangéliques, nombreux aux États-Unis, sont aussi friands de cette narration. De quelle manière impacte-t-elle la politique internationale américaine ?
J. S : La question de l’Apocalypse, des Évangiles et du millénarisme a des conséquences directes sur la politique extérieure des États-Unis. Les évangéliques considèrent qu’à la fin des temps, le grand combat eschatologique opposera les chrétiens aux musulmans, dans la plaine d’Armageddon, près de la frontière israélienne. Durant cette bataille finale, les chrétiens seraient assistés des Juifs. Cette rhétorique explique le soutien indéfectible des évangéliques américains à Israël au détriment de la Palestine. Notons que les évangéliques, très poreux aux théories conspirationnistes de QAnon, constituent la majorité de l’électorat de Donald Trump. Certains essayistes et chroniqueurs issus de cette confession argumentent d’ailleurs que Trump serait le « dernier empereur » auquel faisait référence « L'Apocalypse du pseudo-Méthode », et que la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël servirait l’alliance sainte entre Juifs et chrétiens.
Quels ponts observez-vous aujourd’hui entre la rhétorique de l’Apocalypse et l’extrême droite ?
J. S : Les mythes de l’Apocalypse remaniés, repensés, irriguent l’idéologie de l’extrême droite. Depuis la fin du nazisme, deux grandes traditions : l’une païenne, l’autre chrétienne. Cette seconde frange prend racine dans le roman Le camp des saints écrit en 1973 par l’écrivain royaliste Jean Raspail. Le titre qu’il veut prophétique fait référence au grand combat eschatologique, Gog et Magog, tel qu’il est présenté dans L’Apocalypse 20.9 : « Et le camp des saints sera assiégé ». Ce livre ignoble d’un racisme crasse imagine comment un million d’Indiens (qui dans le livre, bizarrement, ont la peau noire) quittent le Gange pour envahir la Côte-d’Azur par bateau. Après un long voyage, ces Indiens débarquent à Juan-les-Pins. Malgré la lutte de quelques « Justes », le gouvernement s’effondre et la France s’abâtardit. Le récit met en scène la lutte entre une France traditionnelle, chrétienne, et des foules incultes, barbares, qui violent les femmes et défèquent un peu partout... Aux yeux d’une grande partie de l’extrême droite, de Le Pen à Steve Bannon, Jean Raspail faisait figure de prophète. Lors des 50 dernières années, son livre s’est vendu à plus de 110 000 exemplaires. Les idées de l'auteur ont depuis essaimé : c’est d’elles que s’inspire Renaud Camus pour écrire en 2015 Le Grand remplacement, l’un des thèmes favoris de l’extrême droite.
Pourquoi aspirons-nous malgré notre peur à une certaine forme d'Apocalypse ? Comme la "zombie apocalypse" par exemple ?
J. S : Les chrétiens attendent l’Apocalypse parce que les horreurs qui toucheront les Justes connaîtront une fin et les tribulations s’achèveront par un retour du Christ sur Terre. Selon certaines traditions, les justes devraient pouvoir vivre mille ans de bonheur sur terre, avant le Jugement Dernier et la Fin des Temps. Ce retour du Christ est attendu depuis les origines et certains millénaristes cherchent à le hâter : au Moyen Âge, on espérait qu’une fois que la terre entière serait convertie à la vraie religion, le Fils ferait son retour. Dans l’esprit malade de certains, on pouvait hâter ce processus en massacrant des infidèles, des Juifs notamment. Toujours est-il que les chrétiens redoutent et espèrent en même temps les dernières Tribulations. Pour ce qui est de la fameuse "Apocalypse zombie", il ne faut pas oublier que l’œuvre fondatrice de George Romero est marquée par une critique violente de la société de consommation. L’"Apocalypse zombie" permet d’une certaine manière de régénérer une société viciée par la surconsommation, avec un retournement aussi féroce qu’amusant : les consommateurs sont consommés par les morts, notamment dans le Dawn of the Dead de 2004.
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