
Entre autofiction ironique, dialogues de chat et punchlines de tweets, la culture Internet donne naissance à un courant littéraire au format hybride qui aborde frontalement les sujets les plus crus.
Apparue sur Internet autour de 2010, à l’ère de Tumblr, l’alt-lit est une littérature avant-gardiste et expérimentale qui s’écrit sur Internet, parle d’Internet, et intègre l’expérience de la vie en ligne dans ses récits. Elle est empreinte d’un humour post-ironique, de mécaniques liées aux mèmes et d’un langage cru. Écrite compulsivement et autopubliée par des gens en ligne, cette littérature est parfois distillée de manière transmédia, par exemple par le biais de tweets bien sentis utilisés comme punchlines littéraires façon Cioran. Les gossips ou discussions de chat en ligne peuvent être transformés en dialogues autofictionnels. Comme dans le livre Taipei de Tao Lin, star de l’alt-lit originelle vivant à New York, racontant une vie de soirées, de sexe et de drogues, mais aussi de tournages de vidéos YouTube, d’envois de SMS et d’expériences schizophréniques sur les réseaux, interrogeant comment se définissent nos identités numériques et la manière de mettre en scène nos egos.
Silly Boy & New Sincerity
L’alt-lit revient à s’amuser avec un personnage parafictionnel, comme celui qu’on se crée sur Insta ou X, ou sur les forums anonymes plus extrêmes. Dans son roman Silly Boy, Peter Vack fait ainsi une satire de sa propre autofiction dans une métasatire très moderne, où le personnage principal nommé Silly Boy se perd dans les différentes versions de lui-même qu’il imagine. « Il devra bientôt s'asseoir derrière son ordinateur et forger du sens et de la valeur avec sa vie. [...] Il y a tellement de gens que je veux impressionner en ligne. Il y a tellement de voix qui influencent la mienne. [...] Silly Boy aime imaginer qu’il est Future (rappeur américain), beau, noir, avec de longues dreads et des caractéristiques félines, vivant comme un vrai persona. » Oscillant sans cesse entre ironie et sincérité, l’alt-lit cherche une sincérité vulnérable au travers d’une autofiction ultracaricaturale et consciente d’elle-même.
Love story & Microsoft chatbot
L’alt-lit a été remise au goût du jour par des écrivains de Dimes Square comme Madeline Cash (Earth Angel), Jordan Castro (The Novelist) ou Honor Levy avec My First Book, édité par Penguin Press, dont une nouvelle a été publiée dans le New Yorker. Son livre donne l’impression d’être dans un cerveau empoisonné par l’ironie d’Internet, et aborde des thèmes modernes, comme devenir une tradwife ou vouloir être « cancel ». La première nouvelle de l’ouvrage, « Love Story », raconte une romance sous algorithmes – la page de garde est illustrée avec un cœur en caractères informatiques, accompagné d’une adresse Web avec mot de passe. « Sa mémoire était surtout celle des mèmes. Images, polices d'impact, artefacts de compression, captures d'écran de captures d'écran de captures d'écran, singes rigolos, mutations virales, récursivité éternelle, mots qui ne sont pas dans la Bible, lulz, couches d'ironie se transformant en sincérité, dessins de grenouilles. Un jour, à sa mort, voilà ce qui défilera devant ses yeux. » Au-delà des chiffres de vente, la liste des médias ayant couvert positivement le livre de Honor Levy est longue comme le bras : The New York Times, Paper, Nylon, Interview Magazine, The Cut, ou encore The Times qui se demande si elle est « la voix de la GenZ ».
Pulsions freudiennes
Beaucoup de l’alt-lit dimes-squarienne est publiée sur des sites comme Hobart Pulp ou Expat Press, des Substack comme The Burning Palace, ou des formats papier comme Forever Mag ou le tabloïde On The Rag. Créé par Sammy Loren, écrivain de Los Angeles, On The Rag décline l’alt-lit en alt-journalism. On y trouve aussi bien un récit autour de l’utilisation de l’appli de rencontre gay Grindr, qu’un poème de l’écrivaine Rachel Kushner, ou le texte trollesque « Women should only sleep with hot men ».
Le journal est par ailleurs associé à un forum en ligne, où des membres de la scène s’adonnent à des jeux littéraires à base de potins. Sammy a de plus créé la série de readings Casual Encounterz, organisant des soirées à Los Angeles, à New York, à Paris ou à Londres, ce qui participe à rendre la littérature plus punk, plus connectée à Internet. Car l’alt-lit est inséparable de ces soirées readings alcoolisées de New York et qui arrivent en ce moment en France. Pour Sammy Loren, ces soirées sont proches des tabloïdes, qu’il connaît bien pour avoir écrit dans La Prensa au Mexique. « Là-bas, ils appellent ça les notas rojas, les papiers rouges, à cause de tout le sang qu’il y a dedans. En couverture, il va y avoir une porn star et à côté deux morts. Ils font appel à nos pulsions humaines fondamentales, le sexe et la mort, et documentent cet aspect des humains que la société refuse de regarder, nos désirs freudiens. La littérature que je préfère a besoin de ça aussi. Et on vit aujourd’hui en ligne dans un mélange d’actualités, de contenus, de trash, de food porn, d’atrocités, de sexe… » Pour l’alt-lit comme pour On The Rag, il est temps de raconter notre époque sans détour.
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