
Les IA sont là pour nous permettre de nous concentrer sur des tâches vraiment intéressantes ? Pour Léo, traducteur professionnel, ce n’est pas ce qui s’est passé. ChatGPT a juste cassé son job.
« J’ai gagné zéro euro pendant huit mois », lâche Léo* d’un ton désabusé. Ce traducteur indépendant a la sensation amère de s’être fait « automatiser ». Il admet que son secteur, la traduction, dans lequel il opère depuis quinze ans, est menacé depuis longtemps par les outils numériques. « Cela fait une dizaine d’années qu’une partie de la traduction se fait de manière automatisée. Au départ, c’était avec Google Trad, puis avec d’autres logiciels similaires. L’arrivée des intelligences artificielles génératives (courant 2021, ndlr) a accéléré les choses. » Léo appartient à l’une de ces catégories de métiers citées dans les études qui listent les emplois les plus exposés aux IA. Lui traduit des documents techniques pour des centrales nucléaires ou des fournisseurs de matériel médical. Un « métier de petites mains invisibles », comme il le dit lui-même.
« Ce sont des conditions de travail infâmes »
À l’été 2022, son principal client – une agence de traduction – ne lui propose plus que des projets où il ne doit pas traduire directement un texte mais corriger ceux qu’une IA a déjà traduits. « J’ai refusé pendant longtemps, parce que pour moi ce n’est pas mon métier. » Bien sûr, Léo travaille lui-même avec des programmes informatiques qui lui facilitent la tâche, mais il reste maître à bord. Au bout de plusieurs mois d’inactivité, il a fini par accepter ces contrats dits de « post-édition », faute de mieux.
Et Léo constate que les IA n’apportent pas un gain de qualité dans son métier. « Pour un petit projet, les IA peuvent même constituer une perte de temps. Il faut tout corriger. » Par ailleurs, son activité, qu’il aimait, n’a plus vraiment d’intérêt à ses yeux. « Ce sont des conditions de travail infâmes. Quand on traduit, on a sa propre logique, alors que le logiciel n’en a pas puisqu’il ne comprend pas ce qu’il traduit. Je relis des phrases qui n’ont pas de cohérence. Lire des bêtises pendant des heures, c’est épuisant et abrutissant… Parfois, je me surprends à laisser passer une phrase qui tient à peu près, mais qui n’est pas parfaite. » À cet ennui s’ajoute l’impression qu’il est en train d’apprendre à la machine « à peaufiner » son savoir-faire, et donc de creuser sa propre tombe. Mais une fois que ces logiciels seront suffisamment bien formés, qui sera encore là pour les relire ? Léo craint que les erreurs se multiplient. Et celles-ci peuvent coûter cher. Il se souvient d’une faute de traduction, commise par une entreprise employant des salariés payés au rabais. « L’erreur avait conduit à la mauvaise utilisation d’un appareil médical, causant divers incidents dont la main écrasée d’un patient. »
« Je me fatigue pour rien, je nage à contre-courant, je vais finir par lâcher… »
Côté revenu, le trentenaire y perd aussi. Son salaire mensuel a été divisé par deux. Car les entreprises clientes facturent moins de jours pour ces contrats de « post-édition » que pour un contrat classique de traduction. « Il faut arrêter de se rassurer en se disant qu’on ne sera pas remplacé parce que les IA ne sont pas aussi bonnes que ça, conclut-il, agacé. Il suffit qu’elles soient moins chères pour qu’une entreprise décide de les utiliser, elles, plutôt qu’une personne. » Léo est pessimiste. Il se voit obligé de se reconvertir. « Je me fatigue pour rien, je nage à contre-courant, je vais finir par lâcher… » Il note peu de mobilisation chez ses pairs. « On est isolés, les entreprises font en sorte qu’on ne se rencontre pas. » Il estime que sa situation va se reproduire dans des secteurs plus créatifs, et pour le moment légèrement plus protégés.
Cet article est paru dans le numéro 34 de la revue de L'ADN - Où sont les travailleurs ? Ils ne veulent plus travailler comme avant. Pour vous procurer votre numéro, cliquez ici.
Il faut qu'il utilise aio-jobs.com pour retrouver un nouvel emploi, ce serait un beau pied de nez à l'IA 🙂