
Depuis 2022, notre Web se remplit inexorablement d’images et de vidéo générées par intelligence artificielle. D’abord perçues comme une curiosité ludique, ou comme des outils au service du net art, les IA génératives sont rapidement devenues pourvoyeuses de slop, ce contenu, souvent médiocre, qui n’a d’autre objectif que de cumuler les vues de manière virale.
Face à la difficulté d’appréhender ce raz de marée de mauvais goût, Hugo du Plessix, chercheur en histoire de l’art, spécialisé sur la création numérique et Albertine Meunier, artiste numérique qui s’est emparée des IA génératives, ont organisé l’exposition From Spam to Slop, à l’Avent Gallerie Vossen en octobre 2025. L’occasion pour les deux commissaires d’appuyer un instant sur le bouton « pause » et de faire l’état des lieux de ce bouleversement créatif et médiatique.
Peut-on commencer par définir ce qu’est le slop ?
Hugo du Plessix : Pour moi, ce sont des contenus qui inondent les plateformes, quelles qu’elles soient : réseaux sociaux, plateformes créatives, Spotify,… Une inondation de contenus synthétiques, souvent médiocres.
Albertine Meunier : Oui, mais attention : la médiocrité est fabriquée. Par exemple, ce que fait Bennet Waisbren par exemple (un artiste IA qui crée les œuvres IA les plus visionnées sur le Web), je ne considère pas que ce soit médiocre en soi. Mais ça renvoie une impression de médiocrité, par l’effet de masse et de répétition. Et je pense que le but est vraiment d’inonder le Web. Tu peux le faire de manière intentionnelle par stratégie politique comme Trump, pour saturer l’espace ou simplement parce que ça s’inscrit dans une logique économique : pour être visible, il faut produire en permanence, et pour produire autant, il faut accepter d’être « un peu dégueulasse ». Le but, c’est de marquer les esprits, pas forcément de faire du « bon ».
Est-ce une forme d’art ?
H.D.P : Pour le moment on arrive à la conclusion que le slop art n’existe pas car, pour le moment, c’est compliqué de préciser les frontières entre slop industriel et expérimentation esthétique du bizarre comme celles de Bennet Waisbren, doopiidoo et Mihai Grecu qui sont trop floues pour en faire une catégorie à part. Les artistes qui explorent aujourd’hui l’étrangeté ou la dissonance le font dans le même système économique que le slop industriel, et non contre lui. Le slop artistique s’il existe, se confond avec le contexte même d'hyperproduction numérique saturée, il en est une expression, pas une opposition. D'ailleurs beaucoup d'artistes invités n'aimaient pas l'idée d'être associés au mot slop, pour eux c'est un terme péjoratif et ils considèrent leur pratique à part, ce qui pour moi n'est pas réellement le cas.
Faire du slop inclut forcément une logique économique derrière ?
H.D.P : L’objectif c’est d’être vu, de gagner des abonnés, ou simplement d’exister dans le flux. Ton contenu va durer deux minutes, il va tourner, atteindre 900 000 vues ou pas…, puis disparaître. Un artiste comme Bennet s’inscrit clairement dans le slop, parce que sa pratique est motivée par l’algorithme. Au départ, il aimait juste jouer avec l’IA, sortir ses premières vidéos. Puis il a eu un déclic quand il a vu que l’algorithme commençait à « aimer » ce qu’il faisait. Il s’est mis à produire des vidéos encore plus étranges, pour obtenir plus de vues. C’est le contexte économique, la promesse de monétisation, qui guide son art.
A.M. : Aujourd’hui, ça le pousse à faire toujours plus de contenus bizarres, toujours plus de vidéos. Mais il y a aussi un retour de bâton. Il n’arrive pas toujours à rester constant, son nombre de vues diminue parfois. Je l’ai entendu dire récemment : « Je fais tellement de vues maintenant que les gens aiment moins. » Il a l’air un peu perdu. C’est un peu comme un artiste qui devient hypercélèbre, puis qui tombe dans une forme de dépression parce que son public se lasse. Finalement, il faut toujours gérer cette tension, même individuellement. Même si tu pratiques le slop à un haut niveau, la machine finit par te battre.
Est-ce que le slop est rémunérateur pour les créateurs ?
A.M. : Pas tant que ça. En général ça rapporte quelques centaines d’euros en faisant beaucoup de vues. Ceux qui sont les plus viraux peuvent espérer gagner une dizaine de milliers d’euros en trois mois, ce qui semble beaucoup, mais c’est très aléatoire. Après j’ai vraiment l’impression qu’on peut séparer deux camps entre ceux qui ont embrassé le slop dès le départ, et ceux qui avaient déjà une démarche artistique au long cours. D’un côté des créateurs comme Benet ou Doopiidoo sont dans une logique purement opportuniste, spécifique au slop. Ils l’embrassent comme un phénomène en soi, sans autre ancrage. De l’autre, on a des artistes comme Anorelle, Mihai Grecu qui ont une carrière plus ancrée, une pratique artistique installée. Ils manipulent les outils et les codes avec une intention esthétique et leur rapport au slop n’est pas du tout le même. Par exemple, Gréko, avec ses pastèques : il aurait pu en faire une série photographique. Là, il utilise simplement l’outil pour poursuivre sa recherche artistique, pour prolonger son expression. Lui travaille sur la culture roumaine depuis longtemps, et le slop devient une extension naturelle de sa pratique. Pareil pour Anorelle : elle est dans le collage depuis des années, et la technologie de l’IA lui fournit un outil parfaitement adapté. Mais elle n’a pas cherché à « faire des vues ». Elle n’est pas dans la lessiveuse du slop.
Albertine, en tant qu’artiste qui utilise ces outils, comment faites-vous pour trouver le bon équilibre dans ces usages ?
C’est compliqué de trouver son chemin. J’essaie toujours d’avoir un côté un peu décalé, de questionner la personne qui regarde. Pour moi, l’œuvre Slop Machine que j’ai montée avec Olivain Porry, me permet de mettre en place ce questionnement : faire une machine qui fait défiler des contenus slop et qui les commente, par l’usage d’une IA donner des clés de compréhension, inciter les gens à s’arrêter et à réfléchir à ce qui est en train de se passer. En fait en tant qu’artiste on est cantonné à ce type de petits gestes. Mais résister frontalement, c’est presque impossible aujourd’hui. Tu ne peux pas être dans une posture de barrage pure. Même moi, je le ressens : je suis plongée dans ce monde-là, et il y a des moments où c’est too much. Mais tu ne peux pas entrer dans ce jeu sans réfléchir non plus. Tu ne peux pas avoir une position « pure ». Toute ma série sur les saucisses, par exemple, c’était très potache, ça me faisait rire. Aujourd’hui l’IA est devenue un véhicule politique fascisant qui me met mal à l’aise. Et puis, je ne pourrais pas faire des vidéos massives de slop, même pour une expo. Pourquoi je ferais ça ? Ça reviendrait à nourrir le système. Du coup, ma seule manière de travailler aujourd’hui, c’est d’accompagner la compréhension.
Dans le cadre de Slop Machine vous avez aussi tenté avec Olivain Porry une première classification du slop. Vous pouvez nous détailler les catégories principales ?
A.M. : C’est une classification « instantanée », car le paysage évolue très vite. On distingue par exemple le slop politique, largement mobilisé par la communauté MAGA pour faire passer des messages ou ridiculiser leurs adversaires. Vient ensuite le slop de la consommation, nourri par l’imagerie des supermarchés, d’IKEA ou de McDonald’s. Un autre registre est celui de la surcharge visuelle : des vidéos foisonnantes, souvent chinoises, où des artistes de rue se produisent devant une foule compacte, saturant l’œil et l’oreille. Une large part du slop joue aussi sur l’anthropomorphisme, avec des animaux qui prennent des attitudes humaines et, inversement, des personnes qui imitent les bêtes. On trouve également le slop grotesque corporel, fait de corps difformes ou répugnants : un chien engloutissant une tête comme une salade, ou encore des métamorphoses monstrueuses, presque insoutenables. Le slop « Genesis » renvoie aux origines du genre, avec ses Jésus crevettes, ses gâteaux d’anniversaire difformes ou ses statues de bois bricolées. Enfin, une figure récurrente mérite d’être citée : le slop du « Chat roux » , personnage qui traverse des petites histoires absurdes, oscillant entre séparations, violences domestiques ou célébrations religieuses.
Certaines créations sont photoréalistes, au point de brouiller durablement la frontière entre le vrai et le faux. Peut-on lutter contre ça ?
H.D.P. : Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que les plateformes ont créé les conditions économiques qui favorisent ce brouillage des pistes. Elles ont choisi de ne pas trop s’embarrasser de la notion de « réel », de ce qui est vrai ou faux. La logique est purement économique. Elles ont vu qu’elles pouvaient monétiser à fond, et donc elles ont créé les conditions de possibilité pour que tout cela puisse émerger et circuler. Ça donne une sorte de larsen augmenté et sans fin.
A.M. : Beaucoup ont une esthétique cartoon mais certains sont hyperréalistes au point où il sera bientôt plus difficile de les distinguer du reste des créations « faites à la main ». On assiste à un effet d’écrasement massif. Je pense qu’il faut accepter l’idée : le slop est en train de gagner. Parce que le rapport de production entre un humain et une machine est ingagnable. Par ailleurs ce brouillage arrive avec un alignement politique de l’administration Trump, qui surfait déjà sur la post-vérité. Il suffit de regarder le site de la maison blanche qui poste du slop à gogo.
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