Au Festival d’Avignon, la pièce de Philippe Quesne est un objet hors du commun qui regorge de scènes improbables, drôles, émouvantes… Une œuvre déroutante qui procure ce petit quelque chose que seul le théâtre peut offrir.
Il faut le dire d’emblée : on ne saisit pas tout de ce qui se joue devant nous. Mais que l’on se rassure, il n’y a rien à comprendre. Succession de scènes toutes aussi improbables les unes que les autres, décor évolutif, costumes invraisemblables… Le Jardin des délices est un objet à part. Si particulier qu’il est inclassable. Et pourtant, malgré le flou artistique qui entoure la pièce, elle fonctionne si bien qu’elle en est déroutante. Une prouesse qui force l’admiration.
Le postulat est pourtant limpide. Le metteur en scène Philippe Quesne s’est inspiré du Jardin des délices, célébrissime tableau de Jérôme Bosch, exposé au musée du Prado de Madrid. Ce triptyque iconique de l’histoire de l’art regorge de personnages, de scènes délirantes et de sens cachés. Traditionnellement, les historiens y voient une dimension religieuse : le premier panneau dépeindrait le péché originel, le tiers central serait le purgatoire et le troisième, l’enfer. Une trame on ne peut plus classique. Mais, en analysant le tableau de plus près, quelque chose d’autre se dégage. Onirisme, fantasme, science-fiction… Les grilles de lecture de l’œuvre sont multiples.
Les années 1970 au beau milieu de la garrigue
Se détacher du sens religieux, c’est exactement ce que Philippe Quesne propose ici. Des personnages tout droit sortis des années 1970, franges, pantalons larges et lunettes trop grandes, débarquent au beau milieu de la carrière Boulbon. La bande d’explorateurs pousse un bus, avant de transporter un œuf géant jusqu’au centre de la scène. Toute la pièce durant, ils réaménagent l’espace, qui se transforme tantôt en cercle de parole, tantôt en spectacle de magie, parfois en paysage de fin du monde. On comprend qu’il s’agit d’une sorte de secte, vouée à « qui vous savez » (spolier alert : on ne le saura jamais).
Les explorateurs attaquent la carrière à coups de pioche, jouent de la musique, lisent des poèmes, dansent, chantent en anglais, français et portugais… Collection de moments incertains, drôlissimes et émouvants. Le tout paraît improvisé, totalement incongru. On se croirait devant un film de Quentin Dupieux.
La carrière Boulbon, un lieu à part
Et puis, comment parler du Jardin des délices sans évoquer son personnage principal, la carrière Boulbon ? Ce lieu extraordinaire, à quelques kilomètres d’Avignon, en plein milieu de la garrigue, trouve le public pour la première fois depuis sept ans. Ancienne carrière, Boulbon est cet espace de liberté improbable, un îlot onirique qui se prête au théâtre. Les gradins font face à d’immenses falaises blondes et roses, éclairées par Philippe Quesne. Malgré le coût exorbitant d'une représentation ici, le Festival d’Avignon a décidé de réinvestir Boulbon cette année. On ne boude pas notre plaisir. Reste une question : qu’est-ce que ce spectacle cherche à nous dire ? La réponse est incertaine. Les personnages viennent-ils du passé, ou au contraire, sont-ils une vision dystopique de notre futur ? Tout peut être envisagé, tant la pièce frôle la science-fiction. Les fins connaisseurs du tableau de Jérôme Bosch y trouveront des références subtiles au tableau, mais nul besoin d’être historien de l’art pour apprécier le spectacle. Car, aussi improbable que cela puisse paraître, le tout fonctionne. Si bien que le spectateur ressort totalement désarçonné, sans comprendre pourquoi. Cette sensation douce-amère, ce drôle de sentiment de plénitude et de questionnement, comme si on était sonnés. Mis K.O. par une œuvre.
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