L'œuvre Co(AI)xistence de Justine Emard

Justine Emard : L’artiste qui aimait les sciences

© Co(AI)xistence de Justine Emard - ADAGP

Les amoureux d’art contemporain connaissent son nom. Les chercheurs, aussi. Elle sera DA du Pavillon France de l’Expo universelle, et au Sommet pour l’action sur l’IA. Passionnée des outils de la tech, elle nous en transmet le goût.

Printemps 2024. Les murs du Grand Palais immersif à Paris ont vibré des rêves des machines – à l’occasion d’Artificial dreams qui a exposé, trois semaines durant, la fine fleur de la création artistique assistée par l’IA. À l’étage, une installation monumentale, saisissante, Hyperphantasia, de Justine Emard, immerge – en sons et images – le visiteur dans une caverne préhistorique aux façades évolutives. Il serait réducteur de limiter le travail de Justine Emard à la création avec l’IA. L’artiste est polyglotte : elle parle sciences, technologies et arts, couramment. Depuis une dizaine d’années, Justine Emard navigue avec aisance entre ateliers, musées et… paillasses en explorant avec le concours des laboratoires, différents médiums de l’image : photographie, vidéo, réalité virtuelle, jeu vidéo, productions visuelles générées par IA et, plus récemment, par signaux encéphalographiques. Elle a récemment pris les rênes de la direction artistique du Pavillon France de l’Exposition universelle d’Osaka 2025, où son regard si singulier matérialisera et orchestrera le meilleur de la créativité à la française auprès de 3 millions de visiteurs. Elle participera au Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle lors notamment d'une table ronde le samedi 8 février 2024 à la BnF François-Mitterrand. Rencontre.

Avec Hyperphantasia, vous plongez visuellement et auditivement le visiteur dans une grotte paléolithique dont les parois sont comme animées et rêvées par des modèles d’IA. Comment travaillez-vous avec l’intelligence artificielle ?

Justine Emard : Lorsque vous entraînez des réseaux de neurones, ce qui est mon cas, vous ne savez pas quelle image vous obtiendrez. Des milliers d’images sortent de la machine. Plonger dans ce fonds considérable, c’est comme un écho du phénomène de paréidolie, qui a aussi frappé les femmes et hommes préhistoriques qui peignaient les grottes. (La paréidolie est la capacité d’identifier des formes familières dans des stimuli vagues ou ambigus, ndlr). Ils accentuaient et retravaillaient les formes d’animaux qu’ils distinguaient sur les parois. L’IA, c’est le même processus. En travaillant avec la machine, je suis face à un bruit de pixels qui ne signifie pas grand-chose. La machine n’a pas conscience de ce qu’elle fait, elle agence des formes. C’est l’artiste qui repère alors les images qui ont un sens pour son cerveau et son œil. Dans ce cas, des formes d’animaux, des traits de charbon sur la paroi, des silhouettes ou des mains qui semblent se dessiner dans la glaise fraîche. C’est important de le rappeler : derrière ces machines qui génèrent des images, c’est d’abord l'œil humain qui fait l'œuvre. 

On a tendance à fantasmer l’IA comme une technologie capable de générer très rapidement et en quelques clics des images. Mais c’est bien plus long, plus fastidieux, d’autant plus lorsqu’on entraîne ses propres IA. À cet égard, j’ai travaillé avec des ingénieurs qui m’ont aidée à les entraîner, et aussi avec une entreprise de serveurs basée à Paris. Il est aussi important pour moi de contrôler la composition de mes modèles que de veiller à l’impact écologique de ces œuvres.

La question de l’IA et du droit d’auteur hante les discussions dans le monde de l’art. Quel est votre regard sur le sujet ? 

J. E. : Je suis très engagée sur la question, notamment avec la maison d’auteur, l’ADAGP, qui fait un travail formidable pour la reconnaissance du droit d’auteur. Nous évoluons dans un monde où, sous le chapeau de l’innovation, tout est permis. Des modèles ont été entraînés sur des œuvres, et il est déjà trop tard. Pourtant, l’intelligence artificielle dans l’art n’a rien de nouveau. Ça fait vingt ans que des artistes travaillent avec cette technologie. Ce qui est nouveau est sa démocratisation par le biais d’outils en ligne. Et quand bien même on réussissait à réguler, l’encadrement n’est pas chose aisée. On ne connaît pas le « mode d’emploi » de ces modèles. Ce n’est pas public. C’est aussi pour ça qu’en tant qu’artiste, je tiens à raconter ce que je fais, à montrer tout le processus. C’est une manière pour moi de pointer d’autres voies. Du reste, en entraînant mes IA sur mes propres bases de données et sur des serveurs que je connais, je maîtrise complètement ce qui va en sortir. Avec l’ADAGP, on milite pour plus de transparence ; c’est à cette condition seulement que les artistes seront rémunérés de façon plus cohérente. Nous vivons une époque tout à fait fascinante où on court après de grosses sociétés qui ont publié leur modèle, tout en appelant à ne pas trop encadrer de peur de freiner l’innovation.

Créer ses propres modèles, donner à voir aux visiteurs votre recherche… Ne seriez-vous pas une scientifique qui s’ignore ?

J. E. : Que ce soit dans mes études ou dans ma pratique, j’ai longtemps eu l’impression d’être étriquée dans des schémas et des médiums prédéfinis. Mon envie d’en créer de nouveaux remonte à l’enfance. Artistiquement, j’explore des champs inconnus qui évoluent au fur et à mesure de mes expériences. Pour moi, le processus est aussi important que le résultat. C’est le protocole, la phase d’approche qui dessine l'œuvre finale. En cela, je partage beaucoup de points communs avec les scientifiques. La recherche et la collaboration fondent mon travail. Ça ne m’a jamais intéressée d’être artiste dans mon coin. J’aime l’idée que la pratique artistique permette de rencontrer d’autres altérités et intelligences humaines, naturelles ou même artificielles.

Le mariage entre chercheurs et artistes n’est pas évident. Nécessite-t-il de s’apprivoiser mutuellement ?

J. E. : En effet, il existe peu de passerelles entre ces deux mondes. À mon époque, les écoles d’art fonctionnaient en circuit fermé et étaient très peu connectées aux universités et centres de recherche. Aux Beaux-Arts, j’ai eu la chance de beaucoup travailler avec l’imagerie 3D, la programmation Web, etc. C’est cette porte d’entrée dans le monde numérique et la simulation du réel qui m’a permis de me connecter avec ce monde. Une de mes toutes premières résidences artistiques a eu lieu dans un centre de recherche en réalité virtuelle. Pour autant, le rôle de l’artiste ne se limite pas à illustrer une thèse scientifique, ou à détourner une technologie. Une collaboration réussit à condition qu’artistes et scientifiques cheminent ensemble. Ces rencontres sont des petits miracles. Certaines de mes œuvres ont ainsi été présentées à la fois dans des conférences scientifiques et dans des musées. Ces œuvres-frontières expriment aussi une étape dans le cadre d’une recherche scientifique. 

Ce double statut me fascine : il est arrivé que des laboratoires me rappellent pour me demander mon avis sur une expérience. Notamment le CNES avec qui j’ai travaillé sur l’apprentissage des singes et leurs réactions face à des images captées en zéro gravité (dans In Præsentia, 2021), ou le professeur spécialiste de la vie artificielle Takashi Ikegami (avec lequel l’artiste a collaboré à plusieurs reprises, et récemment sur l’impressionnant concert robotique, Android Opera Mirror au Théâtre du Châtelet, ndlr). 

Ces dernières années, les expositions dites immersives ont explosé. Comment impliquez-vous les visiteurs dans votre démarche ?

J. E. : Quand elles ne sont pas contemplatives, mes œuvres sont interactives, réactives, voire neuro-réactives. Par exemple, jusqu’au 5 janvier 2025, je présente une nouvelle œuvre (Chim[AI]ra) au Fresnoy - Studio national des arts contemporains. Cette œuvre-jeu vidéo se déploie au contact d’un être humain. Pour cela, elle a besoin de l’interaction entre le monde virtuel (le jeu vidéo) et le monde réel (le visiteur-joueur). Une autre installation en verre soufflé robotisé, Supraorganism, joue, elle, avec la réactivité. Ces sculptures animées par un système de machine learning simulent la vie d’un essaim d’abeilles, réagissent et s’adaptent à la présence des visiteurs. Et enfin, Neurosynchronia entre en contact avec les signaux neuronaux du spectateur. Ce dernier est doté d’électrodes : en se concentrant, il interagit avec un écosystème virtuel. C’est un peu comme une réalité augmentée, mais dans le cerveau même. C’est intéressant, l’expérience diffère selon le spectateur. Tout un chacun possède une signature neuronale propre.

Après le virtuel, vous vous êtes penchée sur la physicalité du numérique (avec la robotique). Pourquoi cet intérêt ?

J. E. : J’ai fait de la 3D, puis étudié la programmation, ce qui m’a menée vers la création d'œuvres en jeu vidéo. C’est à partir de là que j’ai commencé à travailler avec des chercheurs, d’abord avec la réalité virtuelle et augmentée, puis la robotique. Je suis fascinée par la question de l’incarnation : comment un logiciel peut-il animer une machine, quels sont les points d’achoppement de ce processus ? Mes travaux ont un temps porté sur la robotique anthropomorphique (Reborn, Co(AI)xistence) avec le robot Alter, conçu par le professeur Hiroshi Ishiguro. Dans ces œuvres, on sort le numérique de l’ordinateur pour le confronter au réel. 

Selon les pays dans lesquels elle se développe, la technologie prend différentes orientations : au Japon, elle revêt une fonction sociale (les robots sociaux, compagnons, ndlr), aux États-Unis, une certaine fonctionnalité. La France oscille entre les deux, je crois. En tout cas, ce qui m’intéresse, c’est d’observer une machine qui intervient pour son existence, qui soulève des questions par rapport à sa présence au monde, à la nôtre et à différentes formes d’altérité. Cette idée m’interpelle bien plus que tout ce qu’on associe à l’intelligence artificielle – rationalité, fonctionnalité, optimisation. Pour autant, je ne suis pas dans le fantasme de la machine qui a une conscience.

Finalement, vous rejoignez la vision animiste des Japonais. Pour eux, l’objet, la machine, est avant tout le reflet de son propriétaire…

J. E. : Oui, c’est l’idée que tous les objets ont une âme (et pas une conscience, idée héritée du shintoïsme, ndlr). La technologie est beaucoup plus intégrée à la vie et à la société au Japon. Elle est plus acceptée qu’en Europe. Ça provient probablement de nos racines judéo-chrétiennes. Le geste de créer une autre personne de toutes pièces est perçu comme déplacé. Sacrilège même : on endosse le rôle de Dieu. Cette idée est inscrite dans notre inconscient culturel. Ça peut expliquer pourquoi le phénomène de la vallée de l’étrange y est puissant (plus un robot est réaliste, plus l’humain éprouve un malaise, ndlr). D’ailleurs, selon les pays, les visiteurs réagissent différemment à mes œuvres.

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