le quartier de dimes square

Dimes Square : les « cool kids » qui rêvent d’un monde de prédateurs (1/2)

© wiki commons

À New York, la scène artistique et branchée se revendique antiwoke et libre de verser dans les propos les plus radicaux de l’alt-right. 

Cet article est la première partie d'un reportage long format publié dans notre revue annuelle des tendances 2026. La deuxième partie se trouve ici.

Née en 2020 à New York, dans le sud de Manhattan, la très transgressive scène artistico-littéraire de Dimes Square est une sorte de Factory warholienne, mais dans sa version néo-réactionnaire et connectée à la culture de 4chan. Dans ce microquartier situé entre Chinatown et le Lower East Side, la culture en réseau des trolls post-ironiques et des incels s’est hybridée à celle des fêtards branchés du monde de l’art, de la littérature, du cinéma ou de la mode, mais fraie aussi avec les gourous technofascistes de la Silicon Valley comme Peter Thiel ou Curtis Yarvin.

Accusés de « coolifier » le fascisme sous couvert d’ironie, ces hipsters antiwoke se voient honorés d’articles dans le New York Times ou Interview Magazine et influencent des figures comme la pop-star Charli XCX ou le cinéaste Sean Baker (Anora). Leur devise pourrait être : « I’m canceled, but I’m free ». S’ils sont prêts à toutes les provocations pour être « cancelés »…, ils aspirent au retour en hype des idées ultraréactionnaires et au culte des prédateurs. Rencontre.

Most problematic people in New York 

New York, 18 avril 2025, 21 h 38, au sous-sol d’un bar de Little Italy, une faune jeune et vibrante est réunie pour une soirée « poetry reading » baptisée « Internet killed the literary stars » . Loin des salons littéraires, il y a ici un DJ et de la cocaïne, des trad wives libertines en escarpins rouges, des trolls d’Internet en costume, et une odeur sulfureuse de provocation. Certaines des plumes les plus controversées de New York vont lire des textes irrévérencieux imbibés de culture Internet et de jargon incel, devant un public de sales gosses bien sapés qui frissonnent à l’idée d’entendre des mots interdits comme « négro » ou « pédé ».

Un « safe space » où chacun peut exprimer une pensée sans filtre, problématique – surtout problématique. « Dans une culture créative avec autant d’autocensure, ça peut être un geste de performance artistique de jouer avec ce qui est interdit, le fascisme, le racisme, ou trouver des excuses à des criminels. Le job d’un artiste est d’appuyer sur les facettes les plus dures de la société », explique l’acteur, écrivain et cinéaste post-Internet Peter Vack, 38 ans, créateur de mèmes et figure centrale de Dimes Square. Ses amis l’appellent ironiquement « the most problematic man in New York ». Lui assure être de gauche – avec un petit rictus, mais considère « Trump comme « le meilleur posteur de tous les temps, et le meilleur acteur de télé ». Dans son dernier projet, www.RachelOrmont.com, un film d’ « Internet cinema » inspiré de 4chan et « storyboardé » avec des mèmes, au-delà de la nouvelle star Chloe Cherry (Euphoria), on trouve la Biélorusso-Américaine Dasha Nekrasova, coanimatrice antiféministe et trad cath du podcast d’extrême droite Red Scare – autour duquel s’est en partie structurée cette mouvance.

Elle est mentionnée comme inspiration par Charli XCX dans son album Brat. Mais dans le film de Peter Vack, il y a aussi une apparition du penseur technofasciste Curtis Yarvin, le philosophe de salon de Peter Thiel et père du mouvement néo-réactionnaire, qui a théorisé le projet prodictature en cours aux USA. Quand il est à New York, l’éminence grise de Washington joue au poète avec les « cool kids » de Dimes Square, scène qu’il a participé à transformer en machine de guerre culturelle pro-Trump chez les branchés. « Je n’ai jamais lu Yarvin, mais je savais qu’il était dans le coin et que c’est une figure en ligne qui inspire beaucoup de gens ici, donc il était parfait pour être dans le film. » 

Dark Woke & American Psycho

Dans cet espace sombre fait de briques et de banquettes rouges, un photographe de 2 mètres portant croix de Jésus et casquette « Dark Woke » flashe à tout va. Nick Dove, 30 ans, est fasciné par la culture des Beats, « nos ancêtres dégénérés ». Il est arrivé à New York en 2022, attiré par « cette étrange scène artistique hétérodoxe qui s’est libérée du politiquement correct et du wokisme des années 2010 ». Nick écrit de la poésie et assure lui aussi être de gauche, « avec une pensée hétérodoxe, mais pas allergique aux idées de droite », et qu’il ne fait que « documenter le monde souterrain de la ville à l’avènement du fascisme, comme dans la série Berlin Alexanderplatz. Il y a des gens de la scène qui te diront “oui, je suis fasciste, le peintre autrichien (Hitler, ndlr) n’a rien fait de mal”. Ils ne sont pas la majorité, mais sont suffisamment nombreux et acceptés. La majorité n’a pas de camp politique, si ce n’est une sorte de libéralisme social. »

Nick connaît bien Curtis Yarvin. Il était à son mariage en 2024 à San Francisco aux côtés de Grimes et des enfants de Musk, mariage qui se déroulait le jour de la tentative d’assassinat de Trump. « Une sorte d’apothéose de l'Amérique de droite néo-réactionnaire le jour du mariage d’un de ses philosophes fondateurs, c’était surréel. » Dans le viseur de Nick ce soir, l’arnaqueuse littéraire d’Internet Caroline Calloway (Scammer) qui discute avec la Russe Anna Delvey, autre arnaqueuse, dont l’histoire a été adaptée par Netflix dans la série Inventing Anna, et qui défilait en janvier 2025 à la Fashion Week de New York pour la designeuse « post-woke » Elena Velez – autre personnalité affiliée à Dimes Square, qui habille Rosalia ou Taylor Swift.

Entre le journaliste mode de Vogue Christian Allaire et le designer gothique-chic Sam Finger, il y a aussi la créatrice de mèmes derrière le compte Neoliberalhell, ou l’écrivain canadien Alex Kazemi, qui a organisé cette soirée pour la sortie de son roman New Millennium Boyz. Ce livre, encensé par Bret Easton Ellis et qui va être adapté au ciné par les producteurs d’American Psycho, raconte la descente aux enfers d’un ado des années 2000 dans la masculinité toxique et la culture extrême des forums. 22 heures, la lecture commence. 

« If you haven’t been canceled, you don’t exist »

Peter Vack interprète un passage de New Millenium Boyz où un ado de 17 ans se fascine pour les meurtriers de la tuerie de Columbine : « Je vois les meurtres de masse comme le symbole ultime de la liberté américaine. » L’audience rigole. Après une diatribe de l’icône punk de la no wave des années 1970 Lydia Lunch et une scène de porno hardcore racontée par un gars bodybuildé en T-shirt moulant, c’est au tour de l’écrivaine star de Dimes Square Honor Levy, 27 ans et convertie au catholicisme. Une écrivaine publiée dans le New Yorker qui possède des dizaines de comptes anonymes, et qui écrivait en 2020 dans un texte titré « Cancel me » : « If you haven’t been canceled, you don’t exist. » Elle lit un extrait de son livre My First Book (Penguin Books) qui évoque le hashtag #CuttingForBieber, une blague créée par des trolls de 4chan en 2013 pour inciter des jeunes filles en ligne à se couper les veines en soutien à Justin Bieber. Titré « Do it Coward », le texte compare l’automutilation à une « sainte mortification des chairs, des blessures extraordinaires auto-infligées, une pénitence ». 

Honor Levy était aussi la coanimatrice du podcast Wet Brain lancé en 2021, sur lequel elle faisait la promotion des idées néo-réactionnaires de Curtis Yarvin, un podcast associé à un serveur Discord qui fut l’un des premiers QG numériques de Dimes Square. Il y a les podcasteurs comme Adam Friedland de Cum Town, ou Dasha Nekrasova de Red Scare, série dans laquelle sont invités Steve Bannon, Elena Velez ou l’eugéniste Steve Sailer ; les modeux indie sleaze comme le photographe Matt Weinberger ou le DJ The Dare qui collabore avec Charli XCX ; les poètes edgelords comme Peter, qui écrivent des livres d’alt-lit et font de l’ « Internet cinema » ; les théâtreux du Brooklyn Center for Theatre Research de Matthew Gasda, dont la pièce Dimes Square était encensée par le New York Times ; les crypto bros comme le collectif artistique Remilia, lequel était le sponsor principal du bal d’inauguration de Trump ; ou encore les opérateurs politiques d’extrême droite comme Nick Allen du lieu artistique Sovereign House – QG physique de la scène financé par Peter Thiel – qui organise des soirées pour Peter Thiel ou les DOGE kids. 

Tous ont en commun un mindset très punk, des envies de révolution, un goût pour la culture Internet. Après une pause et la lecture de deux textes très sexuels, Peter Vack lit son localement célèbre « meme poem ». Un poème composé de phrases tirées de mèmes, avec des templates modifiables en fonction de la situation. « Shut the fuck up ! » 

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