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Deux millénaires plus tard, Antigone est toujours en lutte

© Christophe Raynaud de Lage/ Festival d'Avignon

Festival d’Avignon 2023. La pièce Antigone in the Amazon présente une Antigone brésilienne et lutte pour la sauvegarde de ses terres. Tout change, rien ne change ?

« Il est des choses monstrueuses, mais rien n’est plus monstrueux que l’humain. » Il s’agit sans doute de la phrase la plus puissante d’Antigone, de Sophocle. Deux millénaires après l’écriture de l’une des tragédies les plus célèbres de la Grèce Antique, la voilà mise au goût du jour par le dramaturge suisse Milo Rau. Et malgré le poids du temps, la pièce démontre son universalité et sa modernité.

Dans cette adaptation, Antigone est Brésilienne. Bienvenue dans l’État du Pará, en plein milieu de la jungle brésilienne. Ou plutôt, ce qu’il en reste. Détruit, pillé par les grands groupes industriels, le territoire n’est plus que l’ombre de lui-même. Au beau milieu de ces terres, un groupe d’irréductibles activistes résiste encore et toujours à l’oppresseur : le mouvement des Sans-Terre (MST). Ces paysans luttent depuis le milieu des années 1950 pour une répartition plus équitable des terres cultivables, alors que leur immense majorité est détenue par quelques riches exploitants.

17 avril 1996 : un terrible massacre

La guerre civile est le point de départ de la pièce. Chez Sophocle, deux frères se disputent le contrôle de la ville de Thèbes. Étéocle et Polynice se livrent une guerre fratricide sanglante, dont l’issue est fatale. Ils s’entretuent, laissant leur cousin Créon à la tête de la cité. Ce dernier refuse que Polynice soit enterré, l’accusant d’avoir trahi sa patrie.

Le sang et les larmes sont aussi le point de démarrage d’Antigone in the Amazon. Retour en arrière. Le 17 avril 1996, des membres du mouvement des Sans-Terre manifestent pacifiquement sur l’autoroute PA-150, en plein cœur de l’État du Pará. Dix-neuf d’entre eux sont abattus froidement par la police militaire brésilienne, le gouverneur de l’État ayant ordonné que la route soit dégagée « à tout prix ». L’un des porte-parole emblématiques du mouvement fait partie des victimes. Le parallèle avec Polynice est dressé. La tragédie est en marche.

Dispositif scénique total

Pendant plus d’une heure, le spectateur est immergé dans un dispositif complet. Vidéo, musique et chant s’entremêlent au fil du récit. Les acteurs racontent leur rencontre avec les militants du MST, qui font partie intégrante de la pièce. Antigone, la sœur de Polynice et d’Étéocle, est incarnée par la comédienne et activiste autochtone Kay Sara, qui n’est pas présente physiquement sur scène mais qui occupe l’écran. Dans la tragédie, la jeune femme enterre son frère, malgré l’interdiction formelle de Créon. Elle sera condamnée à mort et devient la figure même de la résistance, de la révolte et du courage face à un pouvoir devenu fou, à la violence d’État poussée à l’extrême.

Dans l’adaptation traditionnelle d’Antigone, le chœur est sans doute le personnage central. Il est ici interprété par un groupe de militants du MST, qui mélange des survivants du massacre de 1996 et des jeunes. La puissance des graves, le grondement sourd et perturbant des chanteurs, comme un long pleur sans fin, une plainte inextinguible, sont bouleversants.

Une pièce qui donne le tournis

Comment observer l’évolution de Créon sans penser à Jair Bolsonaro ? L’ex-président du Brésil, figure de l’extrême droite, a lui aussi abusé de sa position. C’est le postulat de Milo Rau dans sa pièce, qui dénonce les propos du populiste. Lors d’un déplacement de campagne sur les lieux du massacre de 1996, il s’est moqué des militants du MST, réveillant des blessures qui n’ont jamais vraiment cicatrisé.

Le parallèle entre l’une des pièces les plus jouées au monde et la situation des militants du mouvement des Sans-Terre fonctionne. Tout le propos de la pièce, ses questionnements sur la résistance, l’action, le pouvoir, la domination et le courage, est transposable à l’activisme de ce groupe de paysans. Mais cette pièce bouillonnante mélange plusieurs formes de théâtre, parfois jusqu’à l’excès. Rien n’est vraiment suggéré : toutes les réflexions du spectacle sont offertes au spectateur. Le dispositif vidéo, la musique, le chant et le texte, s’enchaînent si vite et dans une telle cohérence que l’on a parfois le tournis. Néanmoins, le texte de Milo Rau est puissant. Car, au fond, il aborde deux thèmes universels : l’injustice et la mémoire. Face à la folie sans fin des hommes, on reste ébahis devant la poésie et la douceur de ce spectacle.

commentaires

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  1. Avatar marie-catherine daguerre dit :

    Où peut on voir cette oeuvre?

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