
Des plateformes d’analyse de données et l’intelligence artificielle transforment le métier de programmateur·rice de festivals. Entre intuition artistique et calcul de performance, la profession cherche un nouvel équilibre.
Dans les coulisses des festivals de musique, l’époque du programmateur tout-puissant, oreille affûtée collée aux ondes FM, semble peu à peu laisser place à d'autres dynamiques. Aujourd’hui, il partage son bureau et ses décisions avec une entité bien plus discrète, mais diablement influente : la data. Si la tradition (voire l’utopie) a longtemps voulu que la programmation soit le fruit d’un long travail organique et de l’intuition des DA, des plateformes comme Chartmetric, Spotify, TikTok, Beatport ou bookr.fm, version francophone, fournissent désormais des métriques ultra-précises sur les streams, les followers, les tendances et les prix des shows, redessinant les contours du métier.
« La data, c'est OK »
Mais cette nouvelle école ne semble pas du goût de tout le monde. Il y a les enthousiastes, les frileux de l’IA, et les « on-l’utilise-mais-on-ne-s’en-vante-pas ». Alexandre Stevens, co-programmateur du Festival Marsatac et ancien membre du Dour, est persuadé de la nécessité de tels outils dans le métier. Il a fondé bookr.fm, une plateforme qui centralise les informations éparses et utilise l’optimisation par l’IA pour les traduire en chiffres, en tags, en recommandations, et aiguiller le programmateur sur son choix.
La promesse est alléchante : « structurer un flot de propositions artistiques, améliorer la découvrabilité, trouver des artistes dans des sous-niches… », mais ne fait pas mouche auprès des collègues. Utilisée par trop peu de festivals à son goût, Alex déplore : « Ils n’osent même pas me demander une démo par peur de ce que les collègues vont penser d’eux. Il y a une diabolisation et une peur de l’IA, ils ont l’impression que ça va les déposséder parce que c’est informatisé. Alors l’outil, c’est mal, mais par contre, appeler le collègue pour savoir combien de tickets ont été vendus dans telle salle, c’est OK ; ce qui est aussi de la récolte de data en soi. Le boulot de programmateur artistique, c’est de la data, elle est intrinsèque au métier, qu’on se l’avoue ou pas. »
Le gros mot est prononcé, et l’image pure et ancestrale d’un métier artisanal ne doit surtout pas être entachée. Mais si le créateur assure innover pour dédier plus de temps aux tâches substantielles du métier ( « celles où on écoute vraiment un morceau, où on débat d’un choix artistique, où on imagine un format fou » ), l’IA, même bien intentionnée, pose des questions d’uniformisation et de programmations dictées par les choix des algos. À partir du moment où un logiciel se base sur les streams du public, le programmateur répond-il à une demande sincère, ou ne fait-il que reconduire ce qui a déjà été poussé en avant par les plateformes ? Et surtout, comment faire émerger des artistes en marge, lorsque tout pousse à l’optimisation ? « L’outil n’est que le bras armé de ma philosophie, de mes 20 ans de travail à travailler pour les festivals indépendants », réplique Alex.
Privilégier la rencontre
De son côté, Pierre-Marie Ouillon, consultant en direction artistique avec l’agence BPM, à Lyon, et co-programmateur du festival Nuits sonores, refuse de voir dans la data une boussole unique. Pour lui, elle « ne doit pas être le point de départ d’un projet artistique. » Elle sert à étayer une intuition, à renforcer une étude préalable, jamais à dicter une programmation. Car derrière l’utilisation des chiffres se cachent deux visions bien distinctes du métier : celle du programmateur « capitaine d’industrie », dont l’objectif est de remplir une salle à tout prix, et celle du curateur, qui cherche avant tout à transmettre des idées, à mettre en lumière des récits alternatifs, des courants émergents. « La plupart du temps, on navigue entre ces deux pôles, essayant de concilier engagement artistique et impératif économique. »
C’est là que la data peut devenir piégeuse, donnant une impression de rationalité sans rien dire du message de l’artiste et de son importance symbolique. Pire, à trop l’écouter, on risque de figer les publics dans des catégories prédictives et de reconduire les biais sociaux inscrits dans les algorithmes. Lui se dit attaché à « l’idée de la rencontre » avec une scène, une histoire nouvelle, et revendique le droit à l’intuition, à l’enquête de terrain, à l’échec parfois et craint une forme de paresse induite par les outils. Et puis, l’obsession croissante pour les données de performance tendrait à évacuer tout ce que la data ne peut mesurer : le vécu. « Certains artistes explosent en streaming parce qu’ils sont dans des playlists génériques, mais personne ne les connaît vraiment ni ne vient les voir en concert. À l’inverse, un artiste comme Aphex Twin, peu performant dans les métriques classiques, incarne une force historique et esthétique que seule une grille de lecture humaine peut valoriser. » La data, donc, oui, mais jamais au détriment de la narration et de la responsabilité culturelle qu’induit le métier.
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