
Les clichés postés sur Instagram remixent-ils les codes de pubs "qu’on ne pourrait plus voir aujourd’hui" ? Pour Olivier Vigneaux, président de BETC Digital, c'est clair. Et ça commencerait même à le fatiguer.
Toutes les photos si parfaites que vous voyez sur Instagram vous inspirent ? Je parle en particulier de celles des bloggeurs et bloggeuses dits 'influents'. Elles vous donnent parfois envie de les copier, avouez. Vous en avez posté vous-même quelques-unes cet été à la manière de, n’est-ce pas ? Une jolie tasse, un paysage trop chouette, et hop.
Ces images n’ont jamais l’air tout à fait naturelles, personne n’est dupe, mais, de la déco à la cuisine, en passant par l’art de passer de bons moments entre amis, elles nous influencent. Notre regard se nourrit d'images qui finissent par se ressembler beaucoup. (Je vous recommande l'excellent compte @insta_repeat, qui s'est emparé du sujet avec talent).
Le mimétisme est ambiant et les hashtags sont d'ailleurs tout à fait éloquents : #bestmomentsinlife #lifestylegoals #enjoyeverymoment
C’est peut-être pour cela que ces images, comme autant d'injonctions, finissent par m'agacer.
J’ai profité de la trêve estivale pour relire La Femme Gelée d’Annie Ernaux. Et vous allez voir, il y a un lien.
Ernaux y parle du moment de sa vie où, se retrouvant à la fois femme active et mère de famille, elle réalise que les rôles que la société lui assigne l’enferment et ne correspondent plus à ses aspirations personnelles. Elles font d’elle une femme qui « gèle » littéralement.
Elle y parle plus largement des stéréotypes féminins et de la manière dont elle a été, comme toutes les jeunes-filles et femmes de son époque, abreuvée de règles, depuis le rôle de la bonne maîtresse de maison, à l’art et la manière de bien s’habiller, de s’épanouir en tant que mère etc… Des images qui correspondent aux publicités sexistes de l’époque, publicités ‘qu’on ne pourrait plus voir aujourd’hui’, représentant des modèles de femmes accomplies dans leurs foyers, en quête de validation sociale et de bonheur à travers leurs ustensiles de cuisine, leur intérieur, leurs tenues, emprisonnées dans un carcan normatif qu’Annie Ernaux décrit de sa langue précise et juste.
Qu’on ne pourrait plus voir aujourd’hui ?
Évidemment en parallèle d’Ernaux, je « lis » aussi les médias sociaux et je follow un certain nombre de ces bloggeurs et bloggeuses ‘influents’, dont certains entrent dans la catégorie désormais officiellement reconnue du ‘bloggeur lifestyle’. C’est pour moi une obligation professionnelle, tant leur influence est désormais incontestable sur les désirs de consommation contemporains.
Alors même que ces influents sont censés représenter l’air du temps, leurs contenus me font énormément penser aux conseils prodigués aux jeunes filles des années 50 dont parle Ernaux. Pour plusieurs raisons.
- Cette communication, sous forme de témoignage (ce n’est jamais que le fameux testimonial publicitaire) n’est pas très éloignée des codes les plus éculés de la réclame.
Faites comme moi, Mesdames, Messieurs, j’ai testé ceci, appliqué cela et ça marche, le résultat est étonnant.
- Plus grave, elle tend vers une uniformisation des goûts qui n’a rien à envier aux modes des trente glorieuses. Ces diktats d'antan, que l’on regarde aujourd’hui de loin et de haut, comme appartenant à une ère bien moins sophistiquée que la nôtre, supposée, elle, valoriser l’individualisation, la singularité, et ne rien imposer, bien entendu.
Alors, alors, je vous invite à consulter les contenus d'influenceurs et influenceuses, au hasard, et à tenter d’identifier à l’aveugle qui a posté quoi. Petits plats, photos de "beaux ingrédients", vie de maman, déco... dans ces regards si contemporains, vous me direz si vous trouvez une trace d'ouverture à l’originalité, la différence, d'ac ?
Déco, maison, repas, "arts ménagers", nous voici encore en plein dans les préoccupations fifties dont parle Ernaux.
- Ce nouveau genre éditorial, par ailleurs - et c'est plus nouveau - se pare de spontanéité et d’une authenticité toujours revendiquée. La mise en scène, même si elle est évidemment très étudiée, doit toujours donner l’impression du naturel.
« C’est moi, c’est juste moi tout ça », nous dit-on dans un grand éclat de bonheur. « Je suis comme ça » #wokeuplikethis. Ça n’a l’air de rien puisque c’est ‘juste’ le point de vue de quelqu’un. Son regard, "son univers". C’est précisément la raison pour laquelle on en sous-estime le caractère très normatif. Cette perfection de tous les instants, qu’on sait feinte, n’en est pas moins pesante. Elle l'est d'autant plus que tout a l'air naturel. La vie merveilleuse, les autres y arrivent fastoche on dirait... Je sais que c'est faux mais quand même, j'ai envie d'essayer. Et moi et moi et moi ?
"You only live once, but if you do it right, once is enough", nous dit l'influenceuse Lily Rose,Travel & Lifestyle. You have to do it right. Est-ce suffisamment CLAIR?
Tiens regardez à gauche, la femme parfaite, à la maison, qui n'a pas peur de travailler dur et paraît toujours impeccable (elle prend de super vitamines). Tellement daté, n'est-ce pas ?
Ah oui ? La femme Insta d'aujourd'hui n'a pas l'air de faire le ménage, certes, elle parle plus volontiers de son thé Sencha que de ses vitamines en cachets, mais sa perfection de tous les instants, seriously, n'est-ce pas exactement la même, avec ses petits secrets à elle d'aujourd'hui ?
Il y a vraiment un décalage énorme entre l’image de modernité de ces contenus digitaux et la réalité malheureusement datée et enfermante, voire sexiste, de ce qu’ils sont. On continue de s’emprisonner (et en particulier les femmes, même s'il n'y a pas qu'elles) dans des rôles très normés. Mais les images sont filtrées ! Ah, super chouette.
Amis lecteurs, amies lectrices, bloggeurs, bloggeuses, marques, il est grand temps de se libérer et de réfléchir à une manière, plus libre et créative d’aborder l’éditorial sur les médias sociaux. Se débarrasser de ces filtres -et pas qu’au sens propre- pour proposer un regard plus ouvert, moins normatif, moins artificiel, peut-être tout simplement sincère - je veux dire vraiment. #specialmoment #cherisheverymoment J
Et au fait merci, toujours, Annie Ernaux.
Lisez donc sa Femme Gelée.
Bravo ! Nous sommes un peu tous dans la Matrice, certes, sans tuyau connecté au cou mais les yeux rivés sur nos smartphones. Smartphones qui ne sont que des leurres de puissance et de pouvoir... tout parait si simple à travers ce petit écran...
Cette analogie avec la femme parfaite des trente glorieuses est très intéressante. Parmi les comptes insta qui se moque de ces clichés et de ces images copiées-collées, on peut citer aussi : @instaglobalization
BRAVO ! Merci, Je partage.