Non, Tibo InShape n’est pas le 1er youtubeur de France… Et c’est la data qui le dit

Tibo InShape est devenu le youtubeur français le plus suivi, surpassant Squeezie en nombre d'abonnés. Mais une analyse plus approfondie des données révèle que cette ascension fulgurante pourrait bien être une illusion.

Et si Tibo InShape avait découvert la recette du succès ? Depuis mai 2023, le youtubeur fitness connaît une ascension fulgurante. Alors qu’avec 9 millions d'abonnés, il se trouvait déjà parmi les créateurs les plus suivis de la plateforme, il a changé de stratégie de contenu il y a maintenant un an. Un changement qui semble avoir porté ses fruits puisqu’en une année, sa chaîne a vu doubler son nombre d’abonnés pour atteindre les 19 millions. À un rythme de croissance avoisinant le + 1 million par mois, Tibo InShape a finalement réussi à dépasser l’ancien Français numéro un de la plateforme dans la nuit du 25 au 26 mai 2024 : Squeezie et ses quelque 18,9 millions d’abonnés.

Et pourtant, non, Tibo InShape n’est pas le 1er youtubeur de France. En tant que Social Data Scientist, je me consacre à l'analyse des données pour mieux comprendre les dynamiques des communautés en ligne. Et lorsque j'ai utilisé mes outils pour examiner la folle ascension de ce youtubeur, j'ai rapidement décelé les limites de sa stratégie. Je vous explique.

Quand TikTok influence YouTube : l'émergence des Shorts

Revenons en juillet 2021. Alors que TikTok s’impose partout dans le monde, YouTube lance son format de vidéos courtes verticales, les “Shorts”, pour concurrencer le réseau social chinois. Petit à petit, les créateurs investissent le format, et c’est un an plus tard, à l’été 2022, que Tibo InShape commence à publier des Shorts sur sa chaîne YouTube. 

Mais il ne fait pas les choses à moitié : alors qu’il suivait un rythme de publication constant de 9 vidéos mensuelles depuis des années, il passe rapidement à plus de 200 ces derniers mois ! Les vidéos Shorts sont plus faciles et moins coûteuses à produire que les vidéos classiques, ce qui permet de facilement alimenter la chaîne. De plus, Tibo semble ne pas trop s’embêter sur la partie éditoriale, puisqu’il a régulièrement été épinglé pour du plagiat de contenus anglophones. Un autre avantage est qu'il peut exploiter ces vidéos en les publiant non seulement sur Shorts, mais aussi sur TikTok et Instagram, qui a également lancé un format court : les Reels. Une pierre, trois coups.

Au-delà de leur efficacité de production, ces formats sont également parfaits pour conquérir de nouvelles audiences, notamment à l’international. Le youtubeur en est bien conscient, multipliant les sketchs et scènes de vie mimées, sans dialogues pour conserver leur universalité, et n’hésitant pas à écrire les titres en anglais.

Pour en avoir le cœur net, et mesurer l’internationalisation de son audience, j’ai extrait l’intégralité des commentaires de ses 100 derniers Shorts pour comparer les langues utilisées par ses viewers. Et le résultat est sans appel : la langue majoritaire des commentaires des shorts est l’anglais (64.4 %) tandis que le Français tombe à 13.7 %.

La question fondamentale est alors de savoir si cette tendance se retrouve aussi dans ses vidéos classiques. Pour y répondre, j’ai également extrait les commentaires de ses 25 vidéos les plus récentes, pour y constater sans surprise qu’à l’inverse, 86 % des commentaires sont en français.

Une communauté internationale au rendez-vous ?

Il semble donc que Tibo InShape ait réussi à se constituer une seconde communauté internationale. Mais pour que sa nouvelle stratégie soit totalement adoubée, encore faudrait-il que cette nouvelle audience soit au rendez-vous sur ses formats de vidéo plus classiques. Il est important de noter que sa frénésie de production de Shorts a coïncidé avec une diminution de moitié de ses vidéos classiques, lesquelles sont désormais deux fois plus longues en moyenne. En effet, parallèlement à l'augmentation massive de ses vidéos courtes, Tibo a également adopté une nouvelle stratégie pour ses formats traditionnels : produire moins de vidéos, mais des vidéos plus longues et plus travaillées.

En explorant les statistiques de ces vidéos au fil des années, on constate que le nombre moyen de vues par vidéo de la chaîne est en baisse constante depuis 2017. Cette chute s'est même accélérée au cours des deux dernières années. La croissance récente en abonnés ne semble donc avoir aucun impact significatif sur la performance de ses vidéos. Au contraire, son audience traditionnelle continue fatalement de se désengager.

Et si l’on compare cette situation à celle de Squeezie, le constat est sans appel : celui-ci atteint en moyenne 10 millions de vues par vidéo, alors que Tibo peine à rester autour du million. Cette différence abyssale souligne que, malgré sa stratégie agressive sur les shorts et l’international, Tibo InShape n'arrive pas à fédérer un engagement stable autour de sa production de contenu.

Mais est-ce réellement surprenant ? Parce qu’au-delà de la langue, le public des Shorts n’est fondamentalement pas le même que celui des vidéos longues. Les spectateurs de formats courts sont souvent moins fidèles et plus volatils. Leur consommation de contenu est majoritairement guidée par les algorithmes de recommandation dont les secrets de fonctionnement sont impénétrables.

Faut-il redéfinir le titre de 1er youtubeur de France ?

J’arrive à la fin de mon analyse, et je pense que vous commencez à voir où je veux en venir. Oui, Tibo InShape est le youtubeur français le plus suivi en termes d’abonnés. Mais aujourd’hui, au-delà des statistiques, la place de 1er youtubeur de France est aussi un statut. 

Souvenez-vous en juin 2019, la transition entre Cyprien et Squeezie avait pris la forme d’un passage de flambeau, réunissant le précurseur de YouTube et la star montante sur la chaîne Bigorneaux & Coquillages. Le passage de Squeezie en tant que 1er youtubeur de France coïncidait également avec une nouvelle direction de son contenu. Bloqué dans son image de gamer hyperactif, il avait décidé depuis plusieurs mois d’abandonner le jeu vidéo pour se consacrer aux subreddits, à la narration d’histoires et surtout aux concepts de divertissement qui ont lancé la vague feat&fun sur la plateforme, en même temps que McFly & Carlito.

En revanche, aujourd'hui, avec le cas de Tibo InShape, bien que sa stratégie de shorts soit indéniablement efficace, son statut n’a guère évolué depuis quelques années. Au contraire, son nombre de vues décroît et ses différents bad buzz ont même terni son image. La machine YouTube semble fonctionner à l’envers : ce n’est pas parce qu’il gagne en statut que Tibo gagne des abonnés, mais parce qu’il gagne des abonnés que son statut se consolide. Il y a dans son titre de 1er youtubeur de France un sentiment amer, un ressenti d’artificiel.

De l'importance des communautés

Aujourd’hui, sur Internet, l’heure est aux communautés. Ce qui fait la réelle influence d’un créateur, c’est sa capacité à fédérer les internautes autour de lui. On en voit des exemples frappants ces derniers temps avec Kameto, qui a réussi à construire la KCorp autour de son personnage, et à remplir des salles comme Bercy. Squeezie en est aussi un parfait exemple. Son aura sur le Net est sans égale, et la communauté qu’il a fédérée lui permet aussi d’organiser des événements comme le GP Explorer. Le documentaire “Merci Internet”, retraçant son parcours, illustre également bien le phénomène qu’il est devenu, même au-delà du Web..

Peut-être que cette actualité est aussi un bon rappel qu’Internet est devenu un espace bien trop complexe pour être uniquement résumé par les abonnés, vues ou watchtime. L’analyse de demain – la social intelligence – devra mettre au cœur de son attention la notion de communauté si elle veut prétendre saisir les enjeux modernes des réseaux.