Assassinats reconstitués, crimes de guerre réécrits... Les jeux de guerre Call of Duty glorifient l'armée américaine auprès de millions de joueurs. La saga joue-t-elle avec la réécriture de l'Histoire et le négationnisme ? Explications.
Lancé depuis un camion, le missile file pratiquement à la vitesse du son dans un canyon désertique. Aux manettes de ce dernier, vous devez le guider avec précision parmi les montagnes jusqu’à une piste d'atterrissage où se trouvent des soldats russes ainsi qu’un gradé iranien appelé Ghorbrani, votre cible principale. La scène se termine par une accélération du missile téléguidé et une gigantesque explosion. Bravo, vous avez terminé les 5 premières minutes du jeu vidéo Call of Duty: Modern Warfare 2 – à traduire par Appel du Devoir : Guerre Moderne 2. Mais vous venez surtout de rejouer une véritable scène de guerre – celle de l'exécution du général Qassem Soleimani, tué par une frappe de drone à Bagdad en 2020, sur ordre direct du président américain Donald Trump.
Le patriotisme américain sous stéroïde
Des scènes comme ça, censées reconstituer le glorieux passé militaire des États-Unis, la saga Call of Duty nous en sert depuis vingt ans. Rangés dans la catégorie « tir à la première personne », ces jeux se caractérisent par un réalisme guerrier, des explosions impressionnantes et une mise en scène digne d'un Michael Bay. C'est aussi une affaire très profitable avec plus de 31 milliards de dollars générés depuis le premier opus. Son secret ? Taper directement dans le patriotisme américain en glorifiant ses différents corps d'armée dans des conflits allant de la Seconde Guerre mondiale aux plus récentes opérations. On parle quand même d'un jeu qui met en scène Ronald Reagan donnant carte blanche à une bande de paramilitaires pour, je cite, « sauver le monde libre ».
Les drôles de connexions avec l'armée et la CIA
Souvent pointé du doigt pour être un pur produit de la propagande impérialiste américaine, Call of Duty a de nouveau été sous le feu des projecteurs après les révélations du journaliste et essayiste Tom Secker, spécialiste des liens qu'entretiennent l'armée et l'industrie de l'entertainment américain. Dans un article du média MintPress, on apprend que ce dernier a obtenu des documents recouvrant plusieurs années de collaborations entre de gros studios de cinéma et de jeux vidéo et le Marine Corps Entertainment Liaison Office. Au même titre que les équipes travaillant sur les blockbusters de Marvel, du personnel d'Activision Blizzard, l'éditeur de la franchise, a régulièrement été invité par ce bureau de liaison pour être tenu au courant des nouveaux véhicules et armements utilisés sur le terrain. Tom Secker révèle aussi que le conseil d'administration de l'éditeur comporte plusieurs anciens hauts responsables de l'administration américaine. On peut citer Frances Townsend qui a officié en tant qu'ancienne adjointe au contreterrorisme de Condoleezza Rice, au sein du gouvernement de W Bush. Elle fut l'un des plus grands promoteurs de la « guerre contre la terreur » après les attentats du 11 septembre 2001. Brian Bulatao, ancien capitaine dans l'armée et chef des opérations à la CIA puis secrétaire d'État sous Donald Trump est aussi placé dans les hautes sphères de l'entreprise bien qu'il n'ait aucune expérience dans le domaine des jeux vidéo.
Réalisme technique, mais pas historique
Grâce à ces liens puissants entretenus avec le complexe militaro-industriel, Activision Blizzard peut se vanter de fournir des jeux ultra-réalistes à ses clients. Les armes, les véhicules et les différentes technologies mises en scène dans Call of Duty sont modélisés au boulon près pour la plus grande joie des amateurs de simulation militaire. Malheureusement, ce fétichisme du réalisme ne s'applique pas vraiment aux scénarios des jeux qui donnent systématiquement aux États-Unis le rôle du gentil gendarme mondial. L'assassinat du général Qassem Soleimani en est un parfait exemple. Décrit dans le jeu comme un militaire travaillant avec les Russes pour armer les terroristes, ce dernier était dans la réalité un élément clé dans la défaite de Daesh dans la région irakienne et l'un des personnages les plus populaires chez les Iraniens. Son assassinat fut justifié par le secrétaire d'État Mike Pompeo comme étant une mesure empêchant l'organisation d'une attaque terroriste aux États-Unis alors que ce dernier était présent à Bagdad dans le cadre de négociations de paix entre l'Irak et l'Arabie saoudite. Call of Duty a clairement préféré mettre en avant la version mensongère du gouvernement Trump tout en donnant aux joueurs le rôle de héros.
Crimes de guerre et jeux vidéo
Ce n'est pas la première fois que l'on assiste à ce genre de torsion de la réalité dans un Call of Duty. Dans une précédente version de Modern Warfare, le jeu nous raconte comment les Russes auraient attaqué des militaires, mais aussi des civils irakiens de manière disproportionnée sur l'autoroute 80 qui va de Koweït City aux frontières de l'Irak. Les mêmes Russes sont décrits en train d'exterminer des civils dans une ville appelée Haditha. Ce scénario s'inspire fortement de deux évènements réels qui se sont pourtant déroulés de manière différente. Le premier est connu sous le nom de ṭarīq al-mawt qui signifie l'autoroute de la mort en arabe. Il s'agit d'un bombardement massif et controversé qui a eu lieu durant la première guerre du Golfe. Des forces de la coalition menée par les États-Unis ont attaqué des militaires irakiens en déroute, mais aussi des civils et des otages. Le deuxième évènement est littéralement un crime de guerre ayant eu lieu en 2005 pendant la seconde guerre du Golfe : un groupe de marines américains avait alors abattu 24 civils irakiens non armés (y compris des femmes et des enfants) dans la ville d'Haditha.
Les jeux sont-ils politiques ?
Exposer les Call of Duty comme des objets de propagandes sans scrupules suffit-il à éveiller la conscience des joueurs ? La question mérite d'être posée tant les débats autour de la portée politique des jeux vidéo font rage dans les communautés de gamers. Face aux accusations bien documentées, beaucoup répliquent que « tout cela n'est qu'une œuvre de fiction qui n'a aucun rapport avec la réalité et qu'il faut arrêter de vouloir politiser le jeu vidéo ». Faut-il alors porter le débat sur le lien entretenu par le jeu avec, non plus l'Histoire, mais le monde des marchands de fusils américains ? En effet, d'après cet article de Simon Parkins, les marques voient leurs ventes s'envoler après chaque apparition de leurs produits dans un nouveau jeu.
Pour éviter toute polémique, les éditeurs de jeux ont donc pris l'habitude d'éviter soigneusement la question de la « politique » à un point qui frise parfois le ridicule. Certains éditeurs commencent toutefois à revenir sur ce point. En 2021, l'éditeur du jeu Six Days in Fallujah qui raconte un épisode important de la seconde guerre d'Irak avait campé sur des positions intenables d'apolitisme avant de retourner sa veste. Dans un tweet, il avait admis que son jeu était inséparable de questions politiques et qu'ils avaient tenté de rendre compte des points de vue à la fois américains, mais aussi irakiens.
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