
Les patrons de presse, Patrick Soon-Shiong et Jeff Bezos, ont un plan pour redonner confiance dans le journalisme, et cela implique un usage intensif de l’intelligence artificielle.
Imaginez-vous en train de lire un article sur un sujet extrêmement sensible comme, par exemple, la guerre à Gaza. Au fil de la lecture, vous n’aimez pas le ton adopté par le journaliste. Vous avez l’impression qu'il est biaisé, pire, qu’il ne reflète pas vos opinions. Heureusement, vous êtes doté d’un bouton magique : une petite intelligence artificielle qui détecte parfaitement les avis, même discrets, du journaliste et qui peut, en un clic, les inverser complètement afin de vous offrir l’article que vous vouliez lire.
Le bouton magique du changement d'opinion
Cette fonctionnalité, qui semble tout droit sortie d’une nouvelle de science-fiction dystopique, est un projet que Patrick Soon-Shiong, le propriétaire du Los Angeles Times, est en train de mettre en place pour janvier 2025. Invité dans l’émission de radio de l’éditorialiste Scott Jennings, l’homme d’affaires et chirurgien originaire d’Afrique du Sud a expliqué qu’il expérimente discrètement un « compteur de biais », alimenté par intelligence artificielle, pouvant évaluer la partialité d’un article et inverser automatiquement cette dernière.
Ce projet, qui inquiète fortement la rédaction du média, ne vient pas de nulle part. Patrick Soon-Shiong, qui était vu comme un chevalier blanc volant au secours du LA Times lors de son acquisition en 2018, a indiqué durant l’interview qu’il commençait à considérer son journal comme « une chambre d'écho et non une source fiable ». Comme Jeff Bezos, propriétaire du Washington Post, Soon-Shiong a aussi refusé que son média apporte officiellement son soutien à Kamala Harris lors de la campagne présidentielle américaine.
Il avait motivé sa décision en se basant sur le soutien inconditionnel de la candidate démocrate aux bombardements menés par l’armée israélienne à Gaza. « Il ne s’agit pas d’un vote pour Donald Trump. Il s’agit d’un refus de soutenir un candidat qui mène une guerre contre des enfants », avait-il indiqué, en précisant qu’il comparait le conflit au Moyen-Orient à la situation de l’apartheid en Afrique du Sud. Cette décision a toutefois provoqué la démission de trois membres du comité de rédaction et une vague de désabonnements. Après l’élection de Donald Trump, Soon-Shiong a aussi pris la décision d’élargir le comité de rédaction pour inclure des personnalités situées plus à droite, et notamment Scott Jennings, qui avait précédemment travaillé à la Maison-Blanche sous George W. Bush. Dans une autre interview donnée dans la newsletter Status du journaliste Olivier Darcy, le milliardaire a qualifié de « simple opinion » le fait de déclarer les propos de Trump comme mensongers. « C’est vraiment ce qui, selon moi, est le problème du pays », a-t-il indiqué.
De son côté, Jeff Bezos a lui aussi déclaré qu’il avait « un tas d’idées » pour assurer une nouvelle forme d’équilibre éditorial au Washington Post, sans donner plus de détails. « Nous sommes confrontés au problème auquel sont confrontés tous les médias traditionnels, à savoir une perte de confiance très difficile et importante », a-t-il indiqué.
La vue de nulle part
Au cœur de ces débats se trouve donc l’éternelle question de l’érosion de la confiance dans le journalisme. D’après les sondages Gallup, moins d’un tiers des Américains déclare avoir confiance dans la capacité des médias à rapporter l’actualité de manière juste et précise en 2024, contre 70 % dans les années 1970. Pour les deux milliardaires, le problème viendrait principalement du manque de neutralité politique de la part des journalistes. Cet avis, selon lequel un journaliste impartial serait plus digne de confiance, est défendu par le propriétaire d’Amazon dans une lettre ouverte aux journalistes de son média.
Cette idée n’est pas totalement nouvelle. Elle a été conceptualisée en 2003 sous la plume du critique de presse, auteur et journaliste Jay Rosen, qui lui a donné le nom poétique de The View from Nowhere ( « la vue de nulle part » ). D’après lui, l’idée selon laquelle il faudrait placer le journaliste au juste milieu de deux positions extrêmes afin de gagner une forme de légitimité universelle est trompeuse. Selon l’ancien rédacteur en chef de The Verge, Casey Newton, développer une expertise, et donc affûter une opinion dans un domaine précis, aurait tendance à augmenter la crédibilité d’un journaliste plutôt que de la diminuer. The View from Nowhere avait d'ailleurs été poussée au début des années 2000 et, en réaction, avait donné naissance à des blogs, dont le style direct et la tonalité engagée avaient bousculé les codes de la profession. Selon Casey Newton, la décision d’empêcher des journalistes de donner leur opinion, dans un contexte médiatique où tout le monde partage la sienne, paraît pour le moins absurde. Et quand un patron propose de présenter une « version alternative » à une information vérifiée, on passe de l’absurde à l'inquiétude.
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