
En quelques années, les Identitaires ont réussi à imposer leurs mots et leurs obsessions. Une réussite qui repose sur une stratégie numérique bien huilée que décrypte le sociologue Samuel Bouron. Entretien.
Samuel Bouron n’est pas un chercheur comme les autres. Pour enquêter sur l’extrême droite, il a passé plus d’un an au sein d’une mouvance identitaire. Le sociologue de l'université Paris Dauphine-PSL a sorti fin février le fruit de son infiltration et de ses recherches dans le livre Politiser la haine. Il y décrypte l’ascension médiatique des Identitaires et, plus largement, la bataille culturelle menée par l’extrême droite.
Vous vous êtes infiltré dans un groupe identitaire de 2010 à 2011. Qu’y avez-vous appris ?
Samuel Bouron : Je me suis fait passer pour un militant d’un organisme qui s’est fait plus tard connaître sous le nom de Génération Identitaire. L’intégrer a été facile. Il m’a suffi d’envoyer un mail. Leur problème à cette époque, c’est qu’ils représentaient une mouvance d’extrême droite qui avait du mal à visibiliser son combat. On peut le résumer à une lutte contre une prétendue offensive démographique et culturelle de la population musulmane. Lors des formations militantes que j’ai suivies, j’ai pu observer à quel point ils cherchaient à gagner en visibilité dans l’univers médiatique. Mais ce n’était pas leur seule ambition. Les cadres du mouvement avaient aussi l’envie de s’installer dans l’espace électoral et de concurrencer le Rassemblement national.
Ils n’ont finalement pas réussi à devenir une force politique majeure. Est-ce pour autant un échec ?
S. M. : Non, car ils ont réussi à imposer leur vision du monde et leur sémantique dans l’espace médiatique. Leurs mots sont aujourd’hui repris au plus haut niveau de l’État. Le Premier ministre François Bayrou parle désormais de « submersion migratoire » et la porte-parole du gouvernement Sophie Primas n’a « pas de pudeur » à évoquer l'existence d'un racisme anti-Blancs en France. Ces idées, portées à l’origine par l’extrême droite, se démocratisent.
Comment les Identitaires ont-ils réussi ce coup de force ?
S. M. : Ils ont mis en place des stratégies pour gagner en visibilité. Durant mon infiltration, on m’a encouragé à mener des actions d’ « agit-prop », des coups d’éclat pour faire parler du mouvement et de ses idées. Des Identitaires ont par exemple envahi un fast-food Quick de Villeurbanne en 2010 avec des masques de cochon pour protester contre la gamme de produits hallal testés par l’établissement. Après quoi, ils ont compté le nombre d’articles de presse évoquant leur happening. Ils étaient très satisfaits de la réussite de leur action. Les Identitaires se sont très vite aperçus qu’ils avaient aussi gagné en visibilité sur les réseaux sociaux, le tout à moindres frais. Ces jeunes radicalisés ont réalisé qu’ils pouvaient exister médiatiquement sans exister sur la scène politique.
Quel intérêt revêt le numérique pour ces militants radicaux ?
S. M. : Jusqu’ici, le champ journalistique participait au cordon sanitaire contre l’extrême droite et ne leur donnait que peu de visibilité. Les médias remplissaient leur rôle de « gate keeper » : ils choisissaient les informations qui pouvaient légitimement entrer dans la sphère publique. Les réseaux sociaux ont donné la possibilité aux Identitaires de contourner ce filtre et d’élaborer leur propre récit politique. La technologie n’est pas neutre dans ce processus. Leurs algorithmes favorisent les propos polémiques et transgressifs et ça, l’extrême droite l’a bien compris. Sur Internet, pas besoin de chiffres et d’argumentaires très structurés pour faire le buzz.
Les Identitaires basent leur discours sur les affects plutôt que sur une réalité objective. Pourquoi est-ce un avantage dans la course à la visibilité ?
S. M. : Ces militants poursuivent une stratégie de l’émotion que l’on retrouve par ailleurs sur certaines chaînes de télévision. CNews diffuse en grande partie une succession de faits divers et de commentaires, tout comme Fox News aux États-Unis. Cela coûte moins cher et porte ses fruits en termes d’audimat. Cette stratégie est également gagnante sur les plateformes numériques. L’extrême droite y alimente une détestation du clan opposé en les qualifiant de « woke ». Se montrer aussi clivant offre de la visibilité. Ce n’est pas un hasard si les identitaires sortent de leur anonymat avec l’apparition des réseaux sociaux. Avec YouTube, TikTok et X, les identitaires sont sortis des marges pour toucher un public plus large.
Dans votre livre, vous insistez sur la bataille culturelle que mène l’extrême droite. Sur ce plan, a-t-elle gagné ?
S. M. : Il faut prendre du recul sur le récit victorieux qu’elle diffuse. Imposer ses sujets, ce n’est pas obtenir l’adhésion de la population pour autant. On doit cependant constater qu’elle a réussi à droitiser le cadrage médiatique et la scène politique. Leur militantisme a permis d’accentuer les paniques morales autour de l’islam, de l’immigration et de l’insécurité. Ce récit est assez similaire à celui du discours porté par le « Make America Great Again » : il s’agit avant tout de promouvoir une population blanche et de marginaliser les minorités. Cela peut paraître paradoxal, mais les travaux du politiste Vincent Tiberj montrent malgré tout que la population française n’a jamais été aussi tolérante…, alors que l’extrême droite est au plus haut. Ses enquêtes montrent que, globalement, les idées féministes ont progressé, même si nous ne sommes pas à l’abri d’un retour de bâton.
Votre livre décrypte la façon dont les discours conservateurs se réinventent grâce aux nouvelles technologies. Ce paradoxe, comment l’expliquer ?
S. M. : Le numérique a émergé à un moment où les militants réactionnaires avaient besoin d’un nouveau souffle. Ils n’ont donc pas hésité à moderniser leur image. Jusqu’ici, les mouvances les plus radicales de l’extrême droite étaient très « vieille France » dans leur communication. Logiquement, elles avaient une image poussiéreuse. Au début des années 2010, les Identitaires se sont mis à diffuser des vidéos à visages découverts avec des musiques contemporaines et un montage plus léché. Ce changement de direction a largement été inspiré par la gauche et les actions de certaines ONG comme Greenpeace, très portés sur « l’agit-prop ».
Ce virage stratégique débouche aujourd’hui sur des mèmes et des podcasts « lifestyle ». C’est à se demander si Internet n’a pas permis à l'extrême droite de développer sa propre pop culture et à se faire passer pour « cool ».
S. M. : Je partage ce constat. L’extrême droite s’est popularisée ces dernières années. Les réseaux sociaux lui ont permis de propager ses idées et de les diffuser à un public plus vaste que jamais. Pour y arriver, elle a euphémisé ses concepts en les faisant passer pour moins radicaux qu’ils ne le sont et en les dépolitisant. Sur YouTube, de nombreux influenceurs d’extrême droite comme Papacito, Valek et le Raptor Dissident font passer des idées xénophobes et sexistes sous une forme humoristique et transgressive. Ils attirent des populations jeunes vers l’extrême droite, en minimisant leur radicalité. Alors qu’en réalité, ils promeuvent le masculinisme et une façon essentialiste de penser la société.
Le numérique est-il un espace où la gauche est à la traîne ?
S. M. : Je ne suis pas sûr que la gauche y soit si peu visible. Entre les chaînes Twitch tenues par des influenceurs engagés, les députés insoumis actifs sur TikTok et les médias indépendants publiant sur YouTube, il y a beaucoup de contenus de gauche sur Internet. L’avantage de l’extrême droite, c’est surtout qu’elle bénéficie désormais de tout un écosystème qui lui permet de vivre de son militantisme sans avoir accès à la scène politique. Cela comprend les réseaux sociaux, bien entendu, mais aussi des maisons d’édition, des médias de « réinformation » ou les journaux de la galaxie Bolloré. Les personnalités de l’extrême droite passent de l’un à l’autre, ce qui leur permet de gagner de l’argent via leur engagement et de proposer toujours plus de contenus. L’extrême droite profite d’un système qui, pour la diffusion de ses idées, est vertueux.
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