
Preuves contestées, intox virales, récupération politique... Au lieu de clarifier les faits, l’enquête sur l’assassinat de Charlie Kirk provoque un brouillage de l'information qui attise complots et divisions dans une Amérique fracturée.
Six jours après qu'il a abattu l’influenceur MAGA Charlie Kirk, son présumé assassin Tyler Robinson a brièvement comparu devant un juge qui l’a inculpé de sept chefs d’accusation. Si le principal suspect n’a pour le moment pas expliqué son geste, le procureur du comté de l’Utah, Jeffrey Gray, a présenté lors d’une conférence de presse plusieurs preuves allant dans le sens du récit poussé depuis le début de cette affaire, à savoir un meurtre politique perpétré par un jeune gauchiste radicalisé. Ce narratif est toutefois mis en doute par des journalistes ou par des internautes, sceptiques voire conspirationnistes. Plongée dans les éléments du dossier qui fracture un pays.
Une colocataire trans ?
Outre les traces d’ADN trouvées sur le fusil, l’élément central de l’accusation repose sur une suite de textos entre le principal suspect et son colocataire avec qui il entretiendrait une relation amoureuse. Cette personne nous est présentée par le procureur comme étant « un homme biologique ayant entamé sa transition ». Or cette affirmation semble surtout reposer sur le témoignage de la mère de Tyler Robinson, qui évoque ce colocataire comme étant une personne trans et qui, par ailleurs, a déploré chez son fils un changement d’opinion politique ces dernières années, le voyant devenir « pro trans et pour les droits des LGBT ».
Divulguée quatre jours après l’assassinat et même confirmée par le gouverneur de l’Utah, Spencer Cox, cette information a toutefois disparu du document d’accusation officiel déposé dans l’Utah. Cette disparition semble indiquer que ce fameux colocataire ne serait pas une personne en transition de genre, bien que cette fausse information ait été largement relayée par les politiques et les médias trumpistes pour accréditer la thèse d’une gauche radicale violente.
Le brouillard des motivations
L’échange de textos divulgué par le procureur semble lui aussi accréditer un meurtre politique. Tyler Robinson évoque succinctement les motivations de son geste vis-à-vis de Charlie Kirk : « J’en avais assez de sa haine. Il y a des haines qui ne peuvent pas être effacées par le dialogue. »
Ces textos donnent énormément de détails sur le geste de Tyler Robinson. Il explique par exemple les inscriptions cryptiques faites sur les douilles comme étant « une grosse blague » faite il y a quelque temps déjà : « Tu te souviens quand j’avais gravé des balles ? Les putains de messages, c’est surtout une grosse blague. Si je vois “notices bulge uwu” sur Fox News je vais faire un malaise. »
Ce passage discrédite une thèse très fortement poussée par les internautes selon laquelle le suspect appartenait à la mouvance des Groypers, des trolls extrémistes de 4chan, habitués à ce type de mèmes et qui avaient déclaré la guerre à Charlie Kirk en lui reprochant d’être trop proche de l’establishment. Cette thèse avait été d’autant plus relayée par les spécialistes des cultures web que les Groypers ont une tendance assez paradoxale à fétichiser des femboys – des jeunes hommes efféminés qui se déguisent en e-girls – par pure misogynie. Cette histoire de colocataire trans semblait donc plus ou moins coller au profil.
Levée de boucliers complotiste
Loin de dissiper les doutes, la présentation de ces échanges de textos a finalement ajouté plus de confusion et a alimenté en ligne énormément de réactions. Beaucoup d’internautes, positionnés sur l’ensemble du spectre politique, ont remis en question la véracité de ces messages dévoilés par le procureur. Les soupçons pèsent avant tout sur leur syntaxe et leur vocabulaire – l'usage de mots comme « véhicule » ou « mon amour » par exemple, qui correspondent moins au langage d’un jeune de 22 ans qu'au jargon d'enquêteurs. Les informations délivrées par ces textos paraissent aussi trop précises et semblent combler de manière parfaite les trous du récit de l'assassinat.
Une brochette d’influenceurs MAGA comme Steve Bannon (ex-conseiller de Trump), Candace Owen (une complotiste qui a diffusé la théorie selon laquelle Brigitte Macron est une personne trans) ou Matt Walsh (un polémiste conservateur spécialisé dans les croisades anti-LGBTQ+) ont dénoncé une possible falsification des preuves, pointant notamment l’absence d’horodatage des textos et une retranscription sans les captures d'écran.
Si les preuves sont perçues comme suspectes, la faute revient aussi au manque de crédibilité que subit le FBI depuis qu'il est dirigé par Kash Patel. Ce proche de Donald Trump, accusé par d’anciens chefs du FBI d’avoir « politisé l’agence », a littéralement “live-tweeté” des informations erronées, annonçant notamment l’arrestation d’un suspect le jour même de la fusillade avant de revenir sur ses déclarations.
Un portrait plus nuancé du tueur présumé
À ces doutes, vient s’ajouter un autre élément important : une série de messages extraits d’un serveur Discord fréquenté par Tyler Robinson lui-même et publiée le 16 septembre par le journaliste indépendant Ken Klippenstein. L’analyse de ces échanges, couplée aux témoignages de ses amis, dresse un portrait bien plus nuancé et complexe que celui de l’antifa radical ou du Groypers fan de Nick Fuentes, auxquelles les inscriptions sur les douilles semblaient faire référence.
L’image qui ressort de ce témoignage est celle d’un jeune homme passionné de jeux vidéo, pas vraiment politisé, ni à droite, ni à gauche, intéressé par les armes à feu, bisexuel et positif sur les droits des personnes LGBT. Loin d’être solitaire, comme le sont la plupart du temps les "extrémistes nihilistes violents" (dénomination américaine officielle des individus perpétrant des actes de terrorisme domestique), Tyler Robinson était toutefois décrit comme une personne intelligente, impassible, et gardant pour lui ses pensées.
La machine répressive en marche
La thèse d'un tueur extrémiste de gauche s'éloigne donc de plus en plus. Cette dernière a toutefois été fortement poussée sur les réseaux par les supporters MAGA et continue de servir de base à l’administration Trump pour lancer une offensive politique. Lundi 15 septembre, le vice-président J.D. Vance a ainsi tenu une émission à la mémoire de Charlie Kirk, devant 250 000 personnes réunies sur la plateforme Rumble. À cette occasion, il a promis de sévir contre ce qu’il nomme des « lunatiques radicaux de gauche ».
Les premières cibles dans le viseur semblent être la Fondation Ford, dont la mission est de promouvoir la justice sociale, réduire la pauvreté et renforcer les valeurs démocratiques, ainsi que l’Open Society Foundations, l'organisation à but non lucratif dirigée par George Soros, méga-donateur démocrate et épouvantail traditionnel des républicains. Dans la même émission, le chef adjoint de l’administration et idéologue de la Maison-Blanche, Stephen Miller, a annoncé vouloir s’en prendre à « la gauche » et à son « réseau d’organisations ». C'est sans doute dans la continuité de ces décisions que l'humoriste Jimmy Kimmel a vu son émission suspendue sur la chaîne ABC alors que ce dernier avait dénoncé l'exploitation politique de cet assassinat par la droite américaine.
Un peu plus tard, c’est le président Trump lui-même qui a indiqué aux journalistes à la Maison-Blanche qu'il envisagerait de conférer la désignation d’organisation terroriste nationale « à Antifa » ; le terme désignant, de manière vague des militants antifascistes ainsi que des manifestants qui perturbent les rafles effectuées par la police aux frontières (ICE). Alors que la cacophonie informationnelle est totale et que la violence des discours monte en flèche, une chose semble certaine : le chaos narratif est devenu une arme éminemment létale.






Merci pour toutes ces explications