
Face aux défis de la transition écologique, la question de l'acceptabilité des projets de transformation foncière devient cruciale pour réussir les aménagements urbains de demain. Entre concertation citoyenne, maîtrise d'usage et approche sensible, professionnels et collectivités cherchent désormais à co-construire avec les habitants des solutions équilibrées.
Selon l’Insee, 51 millions de personnes, soit près de 80 % de la population, habitent en ville, avec des territoires périurbains se développant depuis plusieurs décennies. Une urbanisation galopante devant faire face au manque de foncier et au défi de la transition écologique, afin notamment de lutter contre l’artificialisation des sols dont les conséquences environnementales sont considérables : amplifications des risques d'inondations, perte de biodiversité, réchauffement climatique (le sol n’absorbant plus le CO2, participant ainsi à la hausse des températures), pollutions, réduction des terres agricoles visant à nous nourrir… Dans ce contexte, de nouveaux modèles d’aménagement du territoire s’imposent. Mais comment rendre les projets de transformation foncière acceptables pour tous les acteurs impliqués : professionnels et collectivités, et surtout citoyens ? Décryptage des stratégies de sensibilisation mises en œuvre avec Carole Abbey — Directrice du développement urbain et résidences spécifiques chez CDC Habitat — et Emma Vilarem — Docteure en neurosciences cognitives, directrice de [S]City.
Pourquoi l’acceptabilité est un enjeu essentiel de la réussite des projets d’aménagements ?
Carole Abbey : La France doit faire face à une crise profonde du secteur du logement, il y a urgence à produire des logements neufs pour répondre aux besoins. Les projets de recyclage foncier sont des projets complexes, les sites sont parfois implantés au cœur des communes, proches d’autres quartiers d’habitation. Cela nécessite de prendre en compte les interrogations, parfois même les craintes, des riverains et de l’ensemble des parties prenantes du projet. Les collectivités doivent, en amont, faire la synthèse de leurs besoins, tout en réussissant à répondre aux préoccupations des habitants. Faire œuvre de pédagogie pour leur expliquer la nécessité de densifier, pour créer de nouvelles offres de logements, sans artificialiser de nouvelles surfaces, au regard de la loi Climat et Résilience qui définit un objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) pour 2050. Ce dialogue entre les élus, les équipes municipales, les porteurs du projet et les habitants est un préalable indispensable à la réussite de tout nouveau projet de construction.
Mais la transformation foncière et la densité urbaine sont-elles forcément perçues comme négatives ?
Emma Vilarem : Il y a beaucoup de croyances et de représentations faussées autour de cette notion de densité. Le terme inquiète plus qu’il ne rassure, alors qu’il y a bien des manières de densifier, en apportant de réels bénéfices aux usagers.
C.A. : Effectivement, la densité peut aussi être vécue comme synonyme de convivialité ou de mixité sociale. C’est ce qu’ont fait ressortir différentes enquêtes réalisées par le CEREMA (NDLR : un établissement public sous la tutelle du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires). Interrogeant les habitants confrontés à la densité urbaine sur plusieurs sites franciliens, elles ont démontré que la satisfaction des habitants n’est pas forcément corrélée à la densité mesurée, mais qu’elle est beaucoup plus liée à l’offre en espaces publics — ainsi qu’à leur végétalisation — à l’accès aux commerces et aux services, à plus de transports ; ainsi qu’à la qualité architecturale, aux hauteurs et aux formes du bâti… Ces critères entrent dans la perception de la qualité de vie des citoyens. Il y a donc possibilité de densifier les villes tout en ayant des habitants satisfaits.
Avant d’imaginer ces espaces ou ces services, quelles sont les étapes permettant de rendre un projet acceptable ou appropriable ?
C.A. : Pour tousles grands projets immobiliers ou les opérations de recyclage foncier ayant un impact sur le tissu urbain — les immeubles de bureaux, les zones commerciales d’entrée de ville ou les friches industrielles appelés à devenir des logements ou à mixer les usages — l’aménageur dialogue d’abord avec les élus locaux. Nous prenons le pouls de la ville et de ses besoins. Qu’est-ce qui est important pour la collectivité ? Qu’est-ce qui paraît nécessaire pour améliorer la qualité de vie de ses concitoyens ? Quelle est sa vision pour la ville ? De notre côté, nous démontrons les qualités du projet d’aménagement que nous proposons et ce qu’il permettra d’apporter aux habitants. Nous travaillons ensemble pour bâtir un projet cohérent avec les réalités de la ville et de ses habitants.
Les concernant justement, leur implication est-elle nécessaire à la mise en œuvre du projet ?
E.V. : Dans la fabrique du projet, la participation des futurs usagers, des habitants et des riverains est une condition de réussite parce qu’on va leur permettre d’exprimer leurs besoins, de dépasser certaines croyances ou représentations, mais on va également permettre aux professionnels de prendre en compte leurs attentes dans la conception. Ces derniers vont s’enrichir des besoins des destinataires et, de cette manière, imaginer un projet final mieux approprié, parce qu’il aura été conçu avec et pour les habitants.
C.A. : Chaque opération diffère, nous devons regarder au cas par cas, selon les attentes et les contraintes, le contexte, les ressources et les spécificités du quartier et de la ville, afin d’adapter nos projets en conséquence et favoriser leur adhésion. Il faut trouver le bon équilibre entre mode de travail collaboratif et prise de décision.
Comment ces dispositifs de concertation ont-ils évolué ?
C.A. : Les grandes réunions publiques ne suffisent plus. Aujourd’hui, l’échange est actif : on coconstruit avec les personnes concernées par le projet. L’ancienne briqueterie de Lambersart, dans la métropole lilloise, est une bonne illustration de cette évolution : pour ce projet, 500 logements et une résidence universitaire — reliés au chauffage urbain — vont être construits, avec beaucoup de végétalisation puisqu’il y aura plus de 50 % de pleine terre. Le projet a beau être vertueux d’un point de vue environnemental, il a beau venir en remplacement d’une ancienne usine, pas franchement agréable en termes de voisinage…, il suscite pourtant des interrogations de la part des riverains de la zone pavillonnaire alentour ; et c’est normal. La mairie a donc organisé des réunions de concertation, ainsi que des ateliers, pour discuter avec les riverains de ce qui était important pour eux et pour adapter le projet à leurs demandes, dans la mesure du possible. En parallèle, ils reçoivent une lettre d’information sur l’avancée du projet.
E.V. : De plus en plus, les projets urbains incluent une maîtrise d’usage, de la phase stratégie amont jusqu’à l’exploitation après la livraison. Sont impliqués les usagers ou les futurs habitants, pour qu’ils participent à certaines prises de décision allant de la rénovation énergétique à la gestion des parties communes, ou encore la gestion du jardin partagé ou de l’espace de bricolage.
En quoi la maîtrise d’usage est-elle un outil intéressant ?
E.V. : Le rôle de la maîtrise d’usage est de déployer une approche collaborative et de créer les conditions d’une coconstruction entre les usagers, la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre. Cela peut paraître complexe, voire peu rentable, puisqu’il s’agit d’intégrer de nouvelles compétences et de mettre en place de nouveaux processus incluant les usagers. Mais en travaillant la destination de certains espaces directement avec les habitants, ils deviendront plus appropriables que s’ils avaient été pensés sans les usagers, sans connaître leurs contraintes et leurs habitudes. Il faut réussir à intégrer dans la conception la façon dont les espaces sont vécus ou seront vécus. Dernièrement, un élu m’a ainsi expliqué que — dans le cadre d’une opération de réhabilitation — la maison de quartier devait être déplacée de quelques centaines de mètres. En incluant aussi la population à la réflexion, les urbanistes se sont rendu compte qu’il y avait toute une vie sociale informelle qui s’était créée autour de cette structure et qu’en la déplaçant, ils risquaient de bouleverser toute une organisation de quartier. Il faut, avec les habitants, identifier quels sont les lieux totems ou ressources, ceux qui concentrent une symbolique forte, qui compte dans leur quotidien.
Quels sont les autres leviers existants pour réaliser les projets ?
E.V. : De notre côté, nous préconisons d’autres approches amont comme la réalisation de diagnostics sensibles — prenant en compte les perceptions et les émotions des individus — afin d’informer la conception des espaces, qu’il s’agisse d’espaces publics, de logements ou même de lieux de soin ; et que ces derniers aient un impact bénéfique sur le vécu des individus. On ne devrait pas dissocier l’aspect fonctionnel de l’aspect sensible.
Finalement, la notion d’acceptabilité est-elle la bonne, ne s’agit-il pas plutôt d’un compromis entre besoins, désirabilité et faisabilité ?
E.V. : Ce terme donne effectivement l’impression que tout a déjà été pensé, qu’il est déjà trop tard. Je pense qu’il vaut mieux se poser la question de comment intégrer ou inclure, plutôt que de comment faire accepter.
C.A. : La concertation avec les habitants, l’écoute et la contribution de l’ensemble des parties prenantes est un gage de réussite. Quel que soit le projet, il est nécessaire de savoir concilier les différentes attentes pour lever les freins et surtout pour porter un projet à la fois ambitieux et désirable.
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