Planche de la BD « Ressources : un défi pour l'humanité »

Techno-discernement versus technosolutionnisme : il serait temps de choisir...

© Casterman

Nous vivons en plein paradoxe : beaucoup de moyens de lutte contre le changement climatique reposent sur l’exploitation de ressources minérales. Comment sortir de ce cercle vicieux ?

L’électrification des flottes de voitures et le déploiement massif de panneaux photovoltaïques, axes fondamentaux de la transition écologique, induisent une très forte demande en métaux. De la même manière, la numérisation accélérée de nos économies et le déploiement des IA génératives épuisent nos ressources naturelles. Bref : les voies pour moins polluer nécessitent l’intensification de pratiques très polluantes… Comment sortir de ce désagréable paradoxe ? Philippe Bihouix, ingénieur spécialiste des lowtech, publie avec Vincent Perriot une BD qui expose un certain nombre de ces impensés de nos transitions écologiques et numériques.

A-t-on une idée de la masse de ressources, notamment minérales, nécessaire à la transition écologique telle qu’elle est formulée aujourd’hui ?

Philippe Bihouix : En 2023, environ 80 milliards de tonnes de ressources minérales, métalliques ou énergies fossiles, ont été extraites dans le monde, soit 10 tonnes par Terrien en moyenne. Tirés par l’urbanisation, l’industrialisation, la motorisation et la numérisation du monde, ces volumes vont augmenter. Une transition basée sur le passage aux énergies renouvelables et à la mobilité électrique n’en est pas responsable, elle ne fait qu’amplifier la croissance de l’extraction. Les besoins en cuivre pourraient être multipliés par 3 ou 4. Pour le lithium, le cobalt et le nickel de certaines batteries de voitures ou le néodyme de certaines éoliennes, les scénarios prévoient une multiplication des besoins par 20 (voire plus) à l’horizon 2040-2050. Mais les incertitudes sont très fortes, autant sur l’évolution des technologies (batteries au sodium, aluminium remplaçant certains usages du cuivre, batteries lithium-ion sans nickel ou cobalt…) que du côté des « besoins ». Devra-t-on fabriquer autant de véhicules si l’on sait les faire durer et mieux les partager ? Seront-ils aussi lourds et puissants qu’aujourd’hui ?

Selon certains géologues, l’humanité s’apprête à extraire autant de métaux dans les trente prochaines années qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent. L’économie circulaire pourrait-elle répondre à la demande ?

P. B. :  Si l’on prend l’économie circulaire au sens le plus large, incluant toutes les façons d’économiser « à la source » (sobriété, conception de produits durables et réparables, économie de la fonctionnalité), cela aidera sans aucun doute ! Mais si l’on reste sur le schéma classique extraire-transformer-consommer-jeter, le recyclage sera très insuffisant. Pour certains métaux comme le lithium, il faudra bien extraire une « dotation initiale » suffisante. Ensuite, ces ressources mettront un certain temps (une à quelques décennies) avant de sortir des filières de recyclage et seront en quantité limitée par rapport à des besoins qui auront probablement augmenté entre-temps, car contrairement à l’idée reçue, l’économie ne se dématérialise pas. Enfin, les processus de recyclage sont très imparfaits, notamment pour les objets numériques complexes ou les alliages de différents métaux. À l’échelle mondiale, la moitié des métaux est recyclée à moins de 1 %.

Cela laisse entendre qu’une intensification de l’exploitation minière, voire une relance minière sur notre territoire est inéluctable…

P. B. : L’extraction croissante ne demande pas d’évolution fondamentale de notre système industriel et économique. J’espère que nous ne choisirons pas cette solution « facile ». L’exploitation minière, le traitement du minerai et la métallurgie font partie des activités les plus énergivores et les plus destructrices pour l’environnement. On peut en réduire l’impact mais on ne devrait pas parler de mine « propre » ou « durable ». Par définition, extraire en quelques décennies des ressources accumulées sur des temps géologiques, ça n’a rien de durable.

Dans votre BD, vous décrivez notre société comme une « machine entropique ». Qu’est-ce que cela signifie ? Faut-il comprendre que l’extraction n’est pas le seul problème ? 

P. B. : Notre système technique est une gigantesque machine entropique. Nous puisons dans des ressources plutôt concentrées (les mines) puis, pendant ou après usage, elles vont être dispersées, plus ou moins rapidement, selon les produits ou infrastructures dans lesquels elles ont été incorporées : dispersion à l’usage (usure des peintures, de pièces mécaniques, de colorants) ou en fin de vie (rejet dans la nature, stockage dans les décharges, présence dans les cendres d’incinération). Nous ne récupérons donc pas ces ressources et nous puisons donc toujours davantage dans un stock limité. Relancer l’extraction sans changer notre système technique ne ferait qu’intensifier ce cycle.

D’où l’importance capitale de la sobriété systémique ou du discernement technologique. Mais du bikini connecté aux chaussettes au nano argent, notre société ne s’en éloigne-t-elle pas ?

P. B. :  Hélas, la « loi » du physicien Dennis Gabor nous dit que tout ce qui peut être techniquement fabriqué le sera, même les choses les plus stupides ou scandaleuses. Mais on peut imaginer des processus démocratiquement pilotés pour poser des limites, faire preuve de discernement dans l’utilisation de cette dotation précieuse et unique à disposition de l’humanité : interdiction de mise sur le marché, conception d’objets réparables, système économique favorisant la réutilisation et le réemploi, démantèlement optimisé, remanufacturing en fin de vie… Nous ne sommes pourtant pas condamnés à épuiser les ressources planétaires.

À lire : Philippe Bihouix et Vincent Perriot,Ressources, un défi pour l’humanité, (éd. Casterman - 2024)

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commentaires

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  1. Avatar Anonyme dit :

    En quoi les IA génératives sont-elles un moyen de sortir de la crise climatique ? Au contraire elles contribuent à la crise (climatique et économique). Dès la première ligne il y a une erreur... Dites simplement IA à la limite, car si les IA en médecine sont également énergivores, elles apportent au moins des solutions à un problème humain au lieu de juste en créer.

    "tout ce qui peut être techniquement fabriqué le sera, même les choses les plus stupides ou scandaleuses" résume bien la pensée qu'ont les artistes depuis deux ans je trouve quand le monde leur a très clairement fait comprendre qu'ils les remplaceraient en un claquement doigt et ce même si ça voulait dire adieu à la créativité et bonjour à la médiocrité redondante mais gratuite. (Pourquoi être étonné, après tout déjà quand ils étaient là et qu'il n'y avait pas d'alternative gratuite et sans-âme, le monde rechignait à payer les artistes...)

    Bref le propos de la BD sont certainement intéressants, ils soulèvent effectivement un problème que nous allons devoir tacler, et ce serait bien que notre génération ne fasse pas comme les générations précédentes et se disent "ce problème sera géré plus tard, par nos enfants :)" mais il faut tout de même le faire et ne pas "louper le train en marche" non plus, car le train du problème précédent arrive à pleine vitesse. La dure balance, comme le dit l'article, entre faire et défaire, résoudre un problème tout en créant de nouveaux, et se permettre de ne pas résoudre le problème précédent sous prétexte qu'il en crée de nouveaux n'est pas acceptable non plus. (Mais encore une fois les IA génératives ne font pas partie de cette catégorie compliquée)

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