La sobriété énergétique a une longue histoire. Et le comprendre permet de ne plus l'envisager comme une somme de privations. C'est ce changement de regard que nous propose le collectif Paideia.
Que ce soit dans le débat politique, les articles de presse ou les rapports des cabinets de conseil, le terme de sobriété prolifère. Pourtant, sa mobilisation massive dans le discours écologique à partir des années 2000 a quelque chose d’étonnant : originellement, la sobriété désigne une modération dans la consommation d’alcool. C’est par extension que le terme s’est mis à qualifier les comportements prudents, tempérés, discrets, avant de fleurir dans la grammaire écologiste, où il désigne une incitation à la résilience. En 2010, un ouvrage de Pierre Rabhi revendiquait une « sobriété heureuse », contribuant à populariser définitivement le terme, qui figurera ensuite dans la « loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte » de 2015. De fait, le terme se trouve aujourd’hui majoritairement associé aux problématiques énergétiques. L’heure de la sobriété énergétique serait enfin venue ! La mise à l’agenda de cette notion suggère ainsi que la prise de conscience du caractère délétère de notre longue ébriété énergétique serait tardive. Pourtant, l’appel à la sobriété énergétique est ancien, et sa longue histoire nous permet peut-être de l’envisager autrement que comme un synonyme de privations.
Une révolution industrielle à relativiser
Dans un ouvrage qui a fait date – Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel (2020) – les historiens François Jarrige et Alexis Grignon reviennent sur l’histoire moderne de la sobriété énergétique. Ce n'est qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle, relatent les deux auteurs, que certaines économies nationales vont passer d'un modèle énergétique organique à un modèle énergétique minéral (1). Par ce modèle, il ne s'agit plus de fournir modestement les foyers en énergie au moyen du travail humain ou animal, mais d’extraire de manière intensive des matériaux présents à des niveaux très profonds de la croûte terrestre, afin de répondre aux besoins croissants de la population. Nous sommes alors en pleine période d’essor démographique, lequel accompagne le début de la révolution industrielle.
Dans l’imaginaire collectif, cette révolution industrielle est souvent interprétée comme le triomphe du charbon sur des ressources énergétiques plus anciennes et moins fructueuses. Pourtant, jusqu’au XIXe siècle, d’autres sources d’énergie sont disponibles et retiennent également l’intérêt des techniciens, notamment en ce qu’elles s’avèrent plus économes en termes de consommation de matières premières : c’est par exemple le cas du bois, de l’eau et du vent – valeurs-ressources que l’essor du couple charbon-vapeur ne va conduire au déclin que de façon très progressive.
Le charbon n’a jamais fait figure d’énergie idéale. Dès le XIXe siècle, il est accusé de diffuser de nombreuses substances toxiques et de créer de nouveaux types de nuisances, lesquelles inquiètent les populations.
Il faut dire que le charbon n’a jamais fait figure d’énergie idéale. Dès le XIXe siècle, il est accusé de diffuser de nombreuses substances toxiques et de créer de nouveaux types de nuisances, lesquelles inquiètent les populations, rappellent François Jarrige et Alexis Grignon. On commence à lui attribuer nombre de maladies et de troubles, d’y voir un facteur de surmortalité. Autre point intéressant, dès les années 1830, on envisage également la possibilité que cette ressource soit finie, et qu’il faille lui substituer des énergies plus économes. Comme l’écrit le savant britannique Charles Babbage : « La source d’où découle cette force immense n’est pas intarissable, et les houillères du monde entier peuvent s’épuiser (2)».
François Jarrige précise par ailleurs qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, les hivers sont bien plus rudes qu’aujourd’hui. À cette époque, les habitations sont mal isolées et le gel pénètre les bâtiments. Les populations ont alors recours à des méthodes rudimentaires pour y faire face : multiplication des couches textiles, port de vêtements chauds, convivialité dans les pièces. Autrement dit, la mentalité d’alors n’envisage pas spontanément de rechercher une prothèse technicienne pour remédier à l’inconfort des saisons, elle se contente d’élaborer des méthodes de résistance plus simples. Ces comportements, loin d’être dévalorisés, sont reconnus socialement : « l’endurance au froid est considérée comme une nécessité et une vertu ».
Le mix énergétique du XIXe siècle
En France, à la même époque, la sidérurgie au bois s’accroît, non sans inquiéter les experts quant aux risques de déforestation ; certains envisageant même le coût environnemental de la surexploitation de cette ressource. Autrement dit, l’illusion de l’infinité des ressources ne semble pas si communément répandue, du moins dans les milieux informés. L’utilisation énergétique du bois crée par ailleurs d’incessants conflits d’usages entre différents acteurs : il faut à la fois œuvrer à la construction navale, chauffer les communautés, fournir l’industrie verrière – et le bois est insuffisant à satisfaire conjointement ces trois objectifs. Nous sommes alors dans le « monde de la contrainte énergétique permanente », qui exige une utilisation économe et éclairée des ressources.
Un tel contexte, que la plupart des pays européens partagent, pousse alors effectivement à se tourner vers le charbon ; néanmoins, les sources d’énergie anciennes ne sont pas pour autant abandonnées. Les « moteurs animés » – à commencer par les chevaux – restent considérés comme particulièrement efficaces, et plus économiques que le moteur à vapeur. En France, le nombre d’animaux s’accroît dans toutes les régions : ils accompagnent le travail des hommes et constituent une source d’énergie naturelle, à la fois sobre et productrice de nombreux rendements.
Concurremment, les moulins à eau et à vent connaissent une expansion sans précédent : leur énergie, organique et renouvelable, offre des potentialités de rendements remarquablement avantageuses. L’énergie hydraulique sera ainsi longtemps privilégiée à la vapeur dans l’industrie textile normande, avancent Jarrige et Grignon, en ce qu’elle nécessite beaucoup moins d’entretien et de réparation. Les moulins à vent, quant à eux, servent de force d’appoint. L’efficacité, la sobriété, sont alors des principes à l’origine de certains choix techniques. La crainte du gaspillage est également récurrente, et conduit certains savants à rechercher des innovations, par lesquelles une machine pourrait entretenir son propre mouvement, sans aucune déperdition de ressources.
Dans les années 1880, l’essor de l’électricité permet d’envisager la possibilité d’une énergie « propre et souple », poursuivent Jarrige et Vrignon, et semble même promettre une alternative efficace à la vapeur, dont les fumées inquiètent. En somme, tout laisse accroire que les énergies alternatives constituent un modèle tout aussi désirable que celui des énergies fossiles. Elles restent valorisées précisément en raison de la sobriété et de la propreté dont elles semblent porteuses. Sobriété qui, à cette époque, reste plébiscitée, tant économiquement que socialement, comme valeur collective.
D’une guerre à l’autre : changement technologique et changement des mentalités
Au moment de la Grande Guerre, les contraintes militaires obligent à accroître la consommation de charbon et de pétrole, et à chercher de nouveaux puits. Mais presque concomitamment, cette accélération de la consommation des énergies fossiles s’accompagne d’une conscience de l’impasse. En 1920, le chimiste suédois Svante Arrhenius publie un article consacré au « problème de l’approvisionnement énergétique mondial ». Pour ce savant, la potentielle finitude des ressources implique de trouver des solutions alternatives aux énergies fossiles. Parmi les options envisagées figurent l’énergie solaire, le vent et les marées – autant de solutions naturelles qui tranchent avec le paradigme techniciste de l’époque. Parallèlement, certains techniciens réfléchissent à des manières de purifier les émissions toxiques produites par les énergies fossiles, ou d’améliorer l’efficacité de la combustion, de manière à réduire la quantité de fumée émise. L’époque est également marquée par la lutte contre le gaspillage. L’ingénieur français Charles de Freycinet tâche ainsi de valoriser le recyclage des dérivés du charbon ; mais les méthodes utilisées sont encore peu probantes.
La surconsommation des énergies fossiles et les promesses qu’elle charrie vont imprégner les imaginaires sociaux après la Seconde Guerre mondiale.
Mais les contre-récits qui promettent la résolution de tous les maux par des découvertes futures finissent par l’emporter. De la mobilisation inédite des ressources fossiles durant la Grande Guerre aux promesses de puissance, la première moitié du XXe siècle fait figure de point de bascule de l’histoire européenne : c’est à cette période que les économies des nations occidentales adoptent définitivement un modèle énergétique de surconsommation énergétique quasi exclusivement extractiviste. D’abord plébiscités dans les milieux des ingénieurs et des décideurs, la surconsommation des énergies fossiles et les promesses qu’elle charrie vont imprégner les imaginaires sociaux après la Seconde Guerre mondiale. Preuve en est : dans les années 1960, les énergies plus sobres, reposant sur le soleil, le vent ou la biomasse, sont toujours utilisées mais se trouvent alors largement discréditées comme les marques d’une science arriérée et d’un âge dépassé. Au sujet de ces « low techs », François Jarrige et Alexis Vrignon évoquent une véritable entreprise d’invisibilisation symbolique : parce qu’elles détonnent avec le sacre des énergies fossiles qui doit désormais dominer les imaginaires énergétiques, les technologies durables sont discréditées.
Le souvenir douloureux des deux guerres mondiales n’est pas pour rien dans cet imaginaire. Il accompagne une valorisation quasiment explicite du gaspillage, alors que la sobriété, l’économie, le recyclage, sont appréhendés comme des symptômes de privation morose (3). L’abondance se trouve dès lors associée à une promesse de liberté, pour reprendre la thèse fameuse du philosophe Pierre Charbonnier (4).
Vers une revalorisation sociale et énergétique de la sobriété
Un retour sur l’histoire de l’énergie et des imaginaires qui l’accompagnent nous invite ainsi à mesurer combien l’imposition progressive du modèle extractiviste ne relève pas d’un déterminisme historique, rendu nécessaire par la marche du progrès. Comme l’analyse Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, le succès de certains modèles procède en réalité de multiples coups de force, et l’histoire qui les relate tâche ultérieurement de les normaliser (5).
Aujourd’hui, la sobriété semble enfin en passe de constituer un récit dominant, qui modélise un autre possible économique et énergétique désirable ; néanmoins, s’il se propage dans les discours et les aspirations des jeunes générations, il peine encore à se concrétiser dans les pratiques.
La notion de sobriété renvoie désormais tant à une dimension technique – elle rejoint par-là la notion d’efficacité énergétique – qu’à un paradigme moral, requis pour inverser les excès propres à l’Anthropocène. C’est à ce deuxième titre qu’elle peut aussi recevoir des critiques qui identifient en elle la revendication de passions tristes, et une forme de catastrophisme résigné. On lui reproche également sa connotation religieuse : ayant péché par consumérisme, il s’agirait désormais de devenir pénitent. Mais ce petit détour historique révèle aussi une trame dont nous sommes moins familiers : les sociétés ont parfois nourri un imaginaire de la sobriété, et ont vu en elle un idéal de maîtrise et d’inventivité. À travers ce récit s’ouvrent dès lors des voies émancipatrices pour briser l’équation trompeuse qui a longtemps dominé nos imaginaires : celle qui consiste à corréler l’abondance et la liberté et, inversement, la préservation et la privation.
(1) Distinction de François Jarrige et Alexis Vrignon. « Généalogie de la puissance, incertitudes et doutes (1750-1860) », François Jarrige éd., Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel. La Découverte, 2020, pp. 23-56.
(2) Cité par F. Jarrige et A. Vrignon, op. cit. Charles Babbage, Traité sur l’économie des machines et des manufactures, Bruxelles, Biot, 1834 (1832), p. 453.
(3) François Jarrige et Thomas Le Roux. « L’invention du gaspillage : métabolisme, déchets et histoire », Écologie & politique, vol. 60, no. 1, 2020, pp. 31-45.
(4) Pierre Charbonnier, Abondance et liberté : Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020.
(5) Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Seuil, Paris, 2012.
À propos de Païdeia
Païdeia est un collectif de chercheurs-consultants qui œuvre à la diffusion des sciences humaines et sociales dans le monde économique comme outil d’aide à la décision et à la transformation des entreprises.
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