
Son concept est connu mais l'économie circulaire peut-elle vraiment offrir à l'industrie un fonctionnement décarboné, résilient et économiquement viable ? Pas évident.
Consultante en stratégie territoriale, experte des questions de gestion des ressources, de transition écologique et de planification environnementale, Emmanuelle Ledoux dirige l'Institut national de l'économie circulaire, une association qui rassemble près de 200 acteurs, entreprises, collectivités, académiques, associations, œuvrant pour une transformation radicale de l'économie et de l'industrie.
Qu'est-ce que l'économie circulaire est censée pouvoir apporter à l'industrie ?
Emmanuelle Ledoux : Le modèle linéaire, celui avec lequel nous fonctionnons depuis l’ère industrielle, consiste à extraire, produire, consommer, puis jeter. Le principe de la circularité est inverse. Il s'agit de recycler, de réparer et de reconditionner avec un système de boucles pour moins extraire, moins polluer, et produire mieux. C'est donc un modèle tout à fait différent qui a pour avantage d'être intrinsèquement vertueux.
Il diffère de l'industrie verte, car son objectif est de prendre en compte l'ensemble de la chaîne de valeur, et pas seulement l'usine, qui ne représente qu'une infime partie de l'empreinte environnementale du secteur, tout au plus entre 5 et 10 %. Pour parvenir à ce basculement vers la circularité, il faut arriver à travailler aussi bien sur l'amont que sur l'aval, en englobant la partie extraction, l'approvisionnement en matières premières, l'écoconception, les modèles d'affaires, pour aller vers une économie de la fonctionnalité. Il faut pouvoir mettre en place une chaîne qui permet le réemploi et le « remanufacturing » pour améliorer la durabilité des cycles de production. Cela veut dire qu’il ne faut plus se cantonner à la seule étape de fabrication d'un produit et à une approche en silo, filière par filière. La circularité porte donc en elle une vision très large de ce qu'est l'industrie.
Comment contribuez-vous à cette transformation ?
E. L. : Nous agissons sur des enjeux de planification et de préparation du futur. Notre mission est d'abord et avant tout de bien définir ce qu'est l'économie circulaire pour l'ensemble des entreprises et des acteurs publics. C'est un concept qui est de mieux en mieux connu, mais qui nécessite encore largement d'être défini et exploré, afin de le rendre actif en valeur et davantage compréhensible. Pour ce faire, nous menons tout un travail sur les ressources, sur les questions industrielles, sur le lien entre décarbonation, biodiversité et circularité. La deuxième partie de notre activité consiste à faire du plaidoyer. Il faut que cette transformation du linéaire vers le circulaire irrigue nos lois et politiques publiques locales. De ce fait, nous travaillons avec des acteurs publics, des collectivités, des administrations, des agences d'État, pour les accompagner sur les différentes thématiques de l'économie circulaire.
Qu'est-ce qui a changé ces dernières années ? Est-ce que cette vision élargie de la chaîne de valeur industrielle est mieux prise en compte ?
E. L. : Ce qui est certain, c'est que la plupart des industriels ont pris conscience qu'ils devaient opérer ce basculement, ce qui n'était pas le cas avant. Cependant, il y a encore beaucoup de progrès à effectuer. Rappelons que, selon l'indicateur Gap Report, qui évalue le niveau de circularité de l'économie mondiale, seulement 7,2 % des ressources sont actuellement réemployées au niveau international. Ce chiffre, qui n'est déjà pas énorme, est en baisse. Il y a deux ans, il se situait au-delà de 9 %.
Par ailleurs, si cette question est incontestablement plus présente dans les débats, la transformation à réaliser est énorme, notamment en matière d'acceptabilité. L’industrie linéaire est invisible. Il s'agit d'extraire loin et de produire loin pour consommer ici. Avec la relocalisation, tous ces processus reviennent dans le quotidien des gens. L'extraction nécessite de rouvrir des mines et des carrières... Tout le monde est très favorable à la réindustrialisation, mais nettement moins quand il s'agit d'avoir une usine au bout de son jardin. Sans compter que les coûts augmentent lorsque l’on produit en Franceen raison des salaires plus élevés. Ce sont des changements importants qui nécessitent beaucoup d'investissements.
Avec l'automatisation des chaînes de production et la fabrication additive, toutes deux synonymes de résilience et de baisse des coûts, l'industrie 4.0 peut-elle permettre d’aller vers plus de circularité ?
E. L. : Toute innovation technologique au service de la transformation vers plus de durabilité a du sens. Cependant, le recyclage, le réemploi, le reconditionnement, impliquent une variabilité des flux et des niveaux mouvants de ressources, ce qui complique l'automatisation.
C'est pour cette raison que l'économie circulaire est forcément une économie de la main-d'œuvre. L'impression 3D, quant à elle, peut avoir un impact positif pour éviter les surstocks. Elle permet notamment de fabriquer facilement des pièces de rechange. Il y a incontestablement des réponses technologiques, mais dans ce domaine comme dans d'autres, elles ne vont pas suffire. En complément, il faudra aussi beaucoup de sobriété.
Aujourd'hui, peut-on recycler n'importe quel matériau industriel ?
E. L. : On est encore très loin du compte. Certains métaux restent très difficiles à recycler. Et sur les 17 terres rares, 11 sont recyclées à moins de 1 %. Pour autant, tout le monde comprend désormais la nécessité d'accélérer sur ce sujet, car le Covid a montré l'extrême fragilité de nos systèmes d'approvisionnement. Les industriels qui ne sont pas convaincus par la dimension environnementale de ce type de transformation le sont par des logiques économiques.
L'enjeu de la circularité est de rendre l'industrie plus résiliente, mais c'est précisément là où nous devons être vigilants... Il faut que nous puissions évaluer les ressources nécessaires pour soutenir nos trajectoires de décarbonation et de réindustrialisation. Avec l'eau, nous sommes passés du stress hydrique à la pénurie hydrique. Tout un tas de ressources vont être touchées de la même manière dans les années qui viennent. Il faut savoir comment les allouer intelligemment pour atteindre nos objectifs, et cela nécessite de la planification.
Certains textes essentiels pour l'environnement ont été récemment votés au niveau européen, notamment celui sur la renaturation... Est-ce que les pays de l'Union sont alignés sur la question de la transformation circulaire de l'industrie ?
E. L. : Oui, absolument. L'entrée par la partie souveraineté a été assez significative. On l'a vu dans les différentes politiques européennes de réponse à la crise. On le voit aussi avec les travaux sur les matériaux critiques. Il y a une vraie réflexion sur ces enjeux, qui a été accélérée par la guerre en Ukraine. Au niveau européen, le soutien aux modèles de réindustrialisation est réel.
Quels sont les exemples les plus probants de transformation circulaire de l'industrie ? Est-ce qu'il y a des projets qui ont pris forme ? Est-ce qu'il y a déjà des modèles qui fonctionnent ?
E. L. : Parmi les grandes entreprises, Schneider et Legrand font partie de celles qui avancent le plus vite sur ce sujet. Ce qui est intéressant, c'est ce qui va se passer en interfilière. C'est déjà visible dans le bâtiment avec le réemploi des déchets de chantier, des éviers, des robinets, de la tuyauterie, des moquettes.... Il y a une vraie accélération. Mais on peine encore à trouver des modèles économiques.
Le problème, c'est que la grande majorité des gens pensent que le reconditionné doit être nécessairement moins cher. Pour l'instant, c'est là où ça bloque parce qu'en réalité ça ne l'est pas et ça ne le sera jamais. Dès lors qu'on doit faire travailler des gens pour remettre en état, on arrive à des produits qui sont similaires au neuf et qui sont donc au même prix. Les modèles économiques circulaires ont du mal à décoller pour ce genre de raisons.
L'un des principaux freins à lever est donc de trouver un modèle économique viable ?
E. L. : Oui, exactement. Et avec des obstacles très concrets, car ce n'est pas de la transformation numérique... Il ne s'agit pas de mettre un peu d'argent sur un algorithme qui vaudra potentiellement des milliards dix ans plus tard. L'industrie nécessite des investissements lourds, des machines, du foncier, de la main-d'œuvre... Et trouver des investisseurs qui misent sur des modèles économiques qui n'existent pas encore est un exercice particulièrement compliqué. À ce jour, c'est la nécessité de rendre nos systèmes productifs plus résilients et moins dépendants des approvisionnements extérieurs qui a le plus tiré la transformation.
Comment comptez-vous agir pour la circularité dans un avenir proche ? À quelles évolutions peut-on s'attendre ?
E. L. : En ce moment, nous travaillons sur les territoires d'industrie avec la Caisse des dépôts et consignations pour voir comment intégrer l'économie circulaire dans ces espaces de réindustrialisation. Nous travaillons aussi sur la question des commandes publiques avec le Commissariat général au développement durable. Nous développons des projets avec l'Ademe autour de l'écologie industrielle territoriale. En juin 2023, nous avons formulé 40 propositions pour une industrie circulaire que nous avons remises à Bérangère Couillard, secrétaire d’État chargée de l’Écologie. Le problème, c'est que nos propositions sont encore considérées comme un moyen d'accélérer l'industrie verte, dont l'ambition est cantonnée à la décarbonation et à la simplification administrative. Ce que nous voulons montrer, c'est que faire le lien entre décarbonation et ressources est primordial. Nous ne pourrons pas parvenir à la décarbonation sans prendre en compte les ressources nécessaires pour y arriver. Ça n'a aucun sens de faire les deux séparément. Désormais, ce dont nous avons le plus besoin, c’est d’un choc culturel pour faire évoluer les mentalités.
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Merci qui? pour cet article courageux. Il y a déjà une dizaine d'année que la recherche a démontré que l'économie circulaire ne ferait pas le job, même si le concept est très utile. Mais évidemment entre les politiques pas toujours compétents et les consultants qui cherchent à vendre avant tout, faute de créativité, il y buz autour du circulaire. Au-delà, rappelons que économie circulaire, ESG, CSDR…De norme en label, chacun passe de déception en déception.
Il manque toujours quelque chose d’essentiel.
Les différentes approches et méthodes managériales de ces 30 dernières années ont provoqué de formidables améliorations dans nos entreprises, mais ça ne suffit pas. Il manque l’essentiel; la vision scientifique moderne de la réalité, une méthode réellement disruptive pour penser plus grand, agir plus vite, plus profondément, sans nos œillères. Perso, je la nomme Intelligence Quantique car il y a des références scientifiques, mais c'est juste une conscience sans limite pour ceux qui ont déjà réfléchi à ce qu'est la conscience. La question essentielle selon moi est: avons-nous assez envie d'élargir notre conscience ou préférons-nous alimenter la peur? Keep digging please