
L'écologie a-t-elle perdu la bataille politique ou ses idées ont-elles réussi à imprégner les débats ? Éléments de réponse avec Théodore Tallent, enseignant en science politique.
Le backlash, ça vous parle ? Le mot a été forgé par la journaliste et essayiste américaine Susan Faludi au début des années 1990 à l’occasion de la parution de l’ouvrage Backlash - La guerre froide contre les femmes. Le concept désignait alors le retour de bâton orchestré par les forces conservatrices pour décrédibiliser le féminisme et annihiler les avancées des droits des femmes.
Ces derniers mois, le terme s’est imposé pour désigner la mécanique à l'œuvre autour des enjeux écologiques. Comment comprendre ce backlash et comment le resituer dans un contexte où l’extrême droite est désormais aux portes du pouvoir ? Inaudibles, les écologistes politiques sont-ils condamnés à subir ? Éléments de réponse avec Théodore Tallent, enseignant en science politique, et chercheur doctorant à Sciences Po Paris, également auteur pour la Fondation Jean Jaurès de la note Backlash écologique : quel discours pour rassembler autour de la transition ? .
Ces derniers mois, et plus encore après la crise agricole, on s’est mis à parler de « backlash écologique ». De quoi parle-t-on ?
Théodore Tallent : Le terme backlash se traduit en français par « retour de bâton ». L’idée d’un backlash écologique a commencé à émerger il y a un peu moins d’un an. C’est l’idée selon laquelle il y aurait une opinion publique qui se crisperait sur les sujets écologiques parce que nous serions allés trop loin et des partis politiques qui, en écho, font marche arrière sur leurs ambitions environnementales. Le backlash s’est vraiment structuré au moment du vote autour de la loi sur la restauration de la nature à Bruxelles, lorsque la droite européenne a cessé de jouer le jeu du Green Deal. Il faut rappeler que depuis 2019, le Pacte vert est porté par une présidente de la commission européenne de droite, avec le soutien des conservateurs européens. Jusqu’alors, un certain consensus prévalait, dans une certaine limite. La loi sur la restauration de la nature a marqué un tournant : la droite en a fait un totem sous la pression de certains lobbies. En conséquence, la loi a été édulcorée. C’est à mon sens le moment fondateur du backlash.
Que disent vos recherches sur ce backlash ?
T. T. : Le premier enseignement, c’est qu’il est surestimé au sein de la société. Les partis politiques orchestrent largement cela. L'extrême droite le fait très directement pour essayer de justifier un discours populiste qui consiste à s’attaquer à Bruxelles, aux élites, etc. Par peur d’être dépassées par l’extrême droite, les droites conservatrices plus traditionnelles ont suivi le mouvement. Dans le même temps, les lobbies ont flairé une bonne occasion d’accroître la pression pour favoriser leurs intérêts. Tout ça s’est répandu jusqu’aux partis centristes. Mais ce mouvement politique ne fait que très partiellement écho à ce qui se passe dans la société. Si on regarde les études d’opinion, les citoyens sont encore très majoritairement favorables à la transition écologique. Au niveau international, on a une majorité absolue de très loin qui considère que l’inaction coûte bien plus chère que l’action climatique. Et on a encore en France une majorité de citoyens qui considèrent que le gouvernement n’en fait pas assez. De manière générale, on a une société qui est en demande d’action et surtout en demande de bonne action. Beaucoup de partis politiques perçoivent l'opposition à certaines politiques climatiques comme une opposition à la politique climatique de manière générale. C’est une incompréhension totale de ce qui est en train de se passer. Il faut plutôt recentrer le débat sur comment faire des politiques climatiques justes, désirables et efficaces.
Est-ce qu’on peut donc dire que le backlash est politique et non citoyen ?
T. T. : Le backlash ne peut pas être citoyen. On n’a pas vu un mouvement partout en Europe de citoyens qui se soulèvent contre la transition écologique. On a des sondages qui mesurent une légère baisse du soutien à l’égard de certaines politiques climatiques, on a des phénomènes localisés à l’égard de certains projets locaux mais on n’a pas une société qui se rebelle. En revanche, du centre à l'extrême droite, on a des partis qui organisent un backlash politique qui ne va peut-être pas durer. Mais il est peu probable que ces discours s’arrêtent tout de suite. Donc il va falloir tout l’effort des scientifiques pour expliquer ce qui se passe et les efforts des associations pour s’opposer à un discours qui est aussi légitimé par des intérêts privés. Par exemple, on voit de plus en plus comment les industries fossiles ont repris l’argument de dire qu’ils ne sont pas contre la transition mais que c’est aussi leur rôle de faire en sorte que tout le monde puisse avoir accès à une énergie pas chère et que les citoyens seraient désireux de ne pas aller trop vite. Ces intérêts anti-climat alimentent volontiers le backlash.
Radio France a songé à supprimer l’émission « La Terre au carré » et aurait manifesté la volonté d'invisibiliser les luttes environnementales dans les reportages. France Télévisions entend, elle, mettre un terme à l’émission « Vert de rage ». Cette atmosphère moins-disante sur l’écologie, c’est une manifestation du backlash ?
T. T. : C’est un peu une prophétie autoréalisatrice. À force de penser qu’il y a le backlash, on crée le backlash. Le service public a fait une erreur de lecture. Il s’est mis à penser tout seul qu’il était en train d’angoisser tout le monde avec ses émissions environnementales. Ils ont eu peur de donner l’impression d’être militants. Quand on commence à développer cette conviction, nourrie par une instrumentalisation des partis d'extrême droite et de droite radicale, on légitime leur discours. Le point positif, c’est que Radio France et France Télévisions ont subi un backlash dans le backlash. Au sein de Radio France et même en dehors, il y a eu une levée de boucliers pour sauver certaines émissions comme La Terre au carré. Ça a montré que le backlash restait surtout un jeu d’acteurs et qu’il y a des citoyens en demande de programmes environnementaux. La leçon que l’on peut en tirer, c’est que ce n’est pas une fatalité de subir le backlash. Mais il faut prendre cette actualité comme une alerte : si on ne prend pas garde, on va avoir des reculs environnementaux, des partis qui vont cliver, des médias qui vont déprogrammer des émissions environnementales. Tout cela relève d’un choix fait par des acteurs qui, soit le font consciemment, soit subissent un agenda qui est mis en place par l'extrême droite.
Donc c’est faux de dire, qu’on a trop fait peur aux gens ?
T. T. : C’est vrai que des études scientifiques montrent que l’éco-anxiété augmente, notamment chez les jeunes. Mais c’est comme si on disait : « on va déprogrammer tous les programmes qui parlent de la guerre en Ukraine parce que c’est trop anxiogène. » Tout le monde dirait que c’est absurde. On ne choisit pas l’actualité. Ce n’est pas en ignorant la crise écologique qu’on va la résoudre. Cependant, il est vrai que la peur seule ne fait pas l’action. Si on fait peur aux gens et qu'on ne leur donne pas de solutions, on ne va générer ni action, ni désirabilité, ni envie d’agir. C’est la science qui nous dit qu’on va être les pieds dans l’eau ou qu’on va crever de chaud en été, ce n’est pas un point de vue, c’est un fait scientifique. Mais ce qui est très important, et La Terre au carré le fait à chaque fois, c’est de donner les solutions. La science le montre : si à chaque fois qu’on parle d’un problème, on avance une solution, on active chez les gens la capacité à changer. Mais si on ne fait que peur, on active un mécanisme de protection bloquant. Les deux ne sont pas incompatibles. On peut avoir peur et avoir envie d’agir.
Vous avez élaboré des pistes pour reconstruire un discours écologique efficace, quelles sont-elles ?
T. T. : Il y a deux points fondamentaux à mes yeux. Au niveau du discours et de l’action, il faut impérativement travailler sur la transition juste. On sait bien que la transition fait porter des coûts sur les individus. Si on ne compense pas ces coûts, ça va créer du mécontentement, notamment dans un contexte de contraction du pouvoir d’achat. Des chercheurs ont montré comment, à Milan, une taxation sur les véhicules polluants avait alimenté le vote d’extrême droite. Ce qui est intéressant, c’est que lorsque des politiques sociales avaient été intégrées dans les politiques écologiques, on n’a pas eu cette hausse de l’extrême droite. Dans le cas de Milan, elle n’a pas monté dans les communes qui avaient mis en place des mécanismes de compensation. Autre exemple : en Espagne, un plan de transition juste a été appliqué pour les travailleurs du charbon. Ce plan incluait des syndicats, des mécanismes de compensation, des départs en retraite anticipés, des plans de formation pour les plus jeunes. À la fin, ça n’a pas généré de mécontentement, on a plutôt observé une hausse des partis sociaux-démocrates. Fondamentalement, les gens ne sont pas contre la transition écologique, ils veulent surtout que les coûts et les bénéfices soient équitablement répartis. Deuxièmement, il faut aussi intégrer que l’opposition à la transition peut naître de griefs culturels, de préoccupations symboliques, comme avoir la sensation que tout est imposé depuis Paris, que ça ne prend pas en compte les identités, que ça s’impose à nous et que ça vient modifier nos modes de vie. Il faut aussi avoir à l’esprit que si un messager n’est pas légitime, cela peut créer du mécontentement. Si vous êtes perçus comme un écolo des villes, ça va être dur d’aller convaincre dans les zones rurales. Dans la note que j’ai écrite pour la fondation Jean Jaurès, je suggère de passer le micro à ceux qui sont plus légitimes. De la même manière, on évoque des représentations culturelles très ancrées dans les territoires. Par exemple, certaines représentations liées à la viande. Bien entendu, il va falloir manger moins de viande mais il faut faire attention à la manière dont on pose ces sujets-là. Quand on parle de transition, on parle des paysages autour de nous, de la façon dont on vit, de ce qu’on mange, de comment on se représente l’espace, la commune, le village, la région, etc. Si on ne prend pas en considération toutes ces problématiques culturelles, symboliques, on ne va pas réussir le pari de la désirabilité. Il faut montrer que l’écologie est plurielle.
Le contexte impose de se poser la question d’une potentielle arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Faut-il s’attendre à une diabolisation généralisée de l’écologie ?
T. T. : Si le RN arrive au pouvoir, il est certain qu’il y aura un énorme coup de frein sur la transition écologique. On sait que le RN est particulièrement anti-EnR, qu’il est devenu particulièrement pro voiture thermique. Sans renouvelable et sans véhicule électrique, comment vous faites la transition ? Sur tous les discours écologiques, on a du mal à voir dans quelle mesure l’élection du RN ne serait pas le signe suprême du backlash en France. Beaucoup de décideurs locaux pensent que si ça arrive, le démantèlement promis n’adviendra pas. Ils n’auront pas la possibilité de le faire et il y a aura forcément un conflit avec Bruxelles. Ils n’auront pas le loisir d’être aussi moins-disants qu’ils le prétendent. Ce qui risque d’arriver, c’est une délocalisation des politiques écologiques à d’autres échelons, plus locaux. On peut imaginer que des régions vont s’activer, des mairies, des métropoles, etc. Ce ne sera pas la fin de la transition écologique mais elle sera sans doute moins centralisée avec un État qui ne cherche plus à montrer l’exemple. Il y a aussi des entreprises qui n’ont aucune envie de faire marche arrière. Ceux qui ont investi des sommes énormes sur les batteries par exemple. Donc, des acteurs privés se mobiliseront sûrement aux côtés des collectivités locales. Tout cela reste très hypothétique. On ne sait pas comment réagirait le RN une fois parvenu au pouvoir et face à la pression de Bruxelles.
Mais la population pourrait-elle accepter un État qui ne fait plus rien pour l’écologie ?
T.T : Quand on interroge les Français, une majorité est favorable à l’action. Est-ce qu’ils s’opposeraient frontalement à un gouvernement de l’inaction ? C’est plus difficile à dire. Des mouvements écolos s’opposeraient, c’est certain. Mais est-ce que la population en général serait dégoûtée du RN en raison de l’inaction écologique ? Il est possible que d’autres sujets viennent avant. Ce qui est compliqué avec l’opinion publique, c’est qu’on peut avoir une population favorable à l’action mais qui ne descendra pas dans la rue pour la réclamer. Et sans doute qu’un RN au pouvoir chercherait quand même à trouver des subterfuges pour donner l’impression qu’il continue à agir et masquer son inaction.
Vous vivez où vous?
Article parlant beaucoup de "perçu" politique mais moins de la réalité. Le "retour de bâton" est naturel en tout (principe action / réaction) mais en matière d'écologie il est alimenté par le vécu des gens sur le terrain, qui parfois ne comprennent pas voire en souffrent. Il n'y a pas que des symptômes à traiter mais aussi des faits réels sinon on fait la politique de l'autruche.
Vous oubliez de dire que la cause politique écologique ne passe pas le mur de verre des 10/15% qui en ferait une cause "adoptable" par la majorité. Les écologistes ne dépassent pas 5% aux élections présidentielles (Ils faisaient 3,88% en 1981) et pas beaucoup plus aux législatives (<4,5% avec un pic unique à 7%). Avec l'abstention cela représente une très faible partie de la population impliquée dans l'écologie. Malgré la sur-représentation médiatique de ce sujet.
Or on sait que l'adoption des idées répond à la loi de Gauss : pour se développer de manière large, cela nécessite leur adoption par une population suffisamment large : au moins 15% de la population pour "rassurer" les "suiveurs" et amorcer l'asymptote. On en est loin.
Les sondages et enquêtes d'opinion montrent une adoption plus large des principes écologiques par la population que la réalité politique. Car en France, on ne considère pas, à mon avis, l'écologie comme un sujet politique. C'est un sujet qui est transverse au courant politique, mais qui n'est pas (et ne peut pas faire) un programme politique. C'est comme si on imaginait un partie du numérique. Ça n'aurait pas plus de sens pour la population alors que le numérique est partout et médiatiquement très exposé. L'adoption de principes écologiques relève avant tout d'un choix individuel. Mais ce choix peut être encouragé par les entreprises, les collectivités, l'État et... les politiques, de tous bords, en leur âme et conscience 😉
Nulle part n’est fait mention du lien de cause a effet entre le capitalisme et le dérèglement climatique. C’est dommage car ce qui est à craindre est déjà commencé et partager ce constat au plus grand nombre est une urgence. Allez les médias, faut aller un peu plus loin. Courage 🙂