Vue d'habitatiosn dévastées par une catastrophe climatique

Cat bonds, IA et assurance : le risque climatique devient-il un actif spéculatif ?

© Sadiq Nafee

Face à la menace climatique, les assureurs multiplient les innovations technologiques. Intelligence artificielle générative, assurance paramétrique… Ces solutions sont-elles à la hauteur de l'enjeu climatique ? Ou risquent-elles d'aggraver les inégalités d'accès à l'assurance ?

Dans notre premier volet, nous pointions l’assurance habitation comme maillon faible face au climat. La riposte peut-elle être technologique ? De l'IA agentique à l'assurance paramétrique, en passant par les déconcertants « catastrophe bonds », où miser sur des catastrophes peut rapporter gros, l'assurance navigue entre disruption et financiarisation.

82 %. C’est la part des assureurs qui, selon Deloitte, comptent mettre en place l’IA dite agentique dans les trois ans. Nouvelle obsession des entreprises, celle-ci désigne ces systèmes autonomes d’IA capables d’exécuter des tâches, avec une intervention humaine minimale. McKinsey estime que les entreprises de l’assurance leaders en IA génèrent 6,1 fois plus de rendement pour leurs actionnaires (TSR, Total Shareholder Return) que les retardataires sur les cinq dernières années. Le cabinet de conseil donne ainsi l’exemple d’Aviva, qui a économisé 82 millions de dollars en 2024 grâce à ses 80 modèles d’IA, lesquels réduisent de 23 jours le traitement des sinistres complexes.

La course aux solutions technologiques

Plusieurs forces concourent à cette hyperaccélération technologique – même si le secteur, métier de modélisation des risques, n’a jamais été averse à l’innovation : des modèles historiques en panne, des contraintes économiques qui s’accumulent, une concurrence féroce, et l’IA qui promet de nouveaux gains d’efficacité opérationnelle.

Elementum Advisors, qui gère 3,6 milliards de dollars d’obligations catastrophe (more on that later), illustre parfaitement le premier problème : son modèle d’incendie, mis en place il y a quelques années à peine, était « calibré sur les tendances historiques et non sur le climat d’aujourd’hui ». Après analyse de deux millions d’incendies américains, une fréquence « statistiquement significative et plus élevée » apparaît en Californie du Nord.

Les startups de l’insurtech sont évidemment dans les starting-blocks. En 2025, le britannique Quantexa, plateforme d’IA décisionnelle pour la détection de la fraude, a levé 175 millions de dollars. La startup new-yorkaise Floodbase a levé un total de 17 millions de dollars pour sa solution paramétrique centrée sur les inondations. En France, Continuity a bouclé en 2024 une levée de 10 millions d’euros afin d’industrialiser sa plateforme de gestion automatisée des risques IARD grâce à l’IA. De son côté, Akur8 a levé 108 millions d’euros en 2024 pour automatiser la tarification des risques chez les assureurs via des modèles prédictifs.

Le marché mondial de l’assurance paramétrique est en pleine explosion : il devrait atteindre 51,3 milliards de dollars d’ici 2034, contre 16,2 milliards en 2024, selon Global Market Insights, notamment grâce à l’intégration accélérée de l’intelligence artificielle et des données massives dans la conception des produits.

Promesses et écueils de l'insurtech

Ce segment incarne cette révolution technologique en cours. Oubliez les temps de traitement interminables : l’assurance paramétrique paie des sommes prédéfinies selon des paramètres précis (magnitude, pression atmosphérique, intensité). En mars 2025, Fremont, ville de 226 000 habitants dans la baie de San Francisco, devenait la première municipalité à adopter une assurance inondation paramétrique urbaine, fournie par Floodbase qui surveille la ville en temps réel. L’indemnisation se déclenche automatiquement lorsque les paramètres définis dans le contrat sont atteints – et ce, sans réclamation ni expertise. Ce décalage possible entre dommages réels et déclenchement effectif constitue le « risque de base » (basis risk) : on le réduit via un calibrage fin des seuils, l’usage d’indices multiples et des plans de corrélation transparents.

En revanche, vous risquez de vous retrouver le bec dans l’eau si l’événement, même dévastateur, n’atteint pas précisément le seuil fixé par la police : c’est ce qui s’est passé lors du passage de l’ouragan Beryl en juillet 2024. Si la Caribbean Catastrophe Risk Insurance Facility a bien versé 44 millions de dollars à la Grenade, la Jamaïque, pourtant largement dévastée, n’a rien reçu car le paramètre de pression atmosphérique n’avait pas été atteint, à quelques millièmes près.

L’algorithme, nouveau juge de l’infortune

Le cas pointe l’une des dérives possibles du tout-algorithmique. Il en existe d’autres : les biais peuvent reproduire des discriminations cachées, créant ce que les Américains appellent de nouveaux « redlinings » (pratiques de discrimination territoriales ou locales) automatisés. Les « hallucinations » de l’IA peuvent quant à elles générer des faux positifs en détection de fraude, pénalisant des clients honnêtes sans recours.

L’affaire Luigi Mangione, qui a assassiné le PDG d’UnitedHealthcare en décembre 2024, révèle l’ampleur de cette défiance. Cet acte a suscité, dans une frange de l’opinion, des réactions de soutien, témoignant d’une colère sourde contre les algorithmes de refus de soins. Grâce à son nouvel algorithme, le taux de refus pour les soins post-hospitalisation du groupe de santé américain a plus que doublé, passant de 10,9 % en 2020 à 22,7 % en 2022. Quand l’IA devient juge de l’infortune – santé comme habitation –, la légitimité du système s’effrite.

Sans parler de l’opacité des décisions. Comment expliquer à un assuré pourquoi son sinistre est refusé par un algorithme ? Si en France et en Europe, le RGPD impose un droit à l’explication pour toute décision prise exclusivement par un système automatisé susceptible d’affecter une personne, il impose aussi un droit à l’intervention humaine. Et, dans la pratique, nombre d’assureurs maintiennent un « human-in-the-loop » pour les décisions sensibles, tandis que les systèmes multiagents – avec leurs « submission interpreter agent » qui analyse et interprète les dossiers ou « eligibility criteria interpreter » pour évaluer leur éligibilité – restent des boîtes noires.

Vers une uniformisation dangereuse ?

Et puis, malgré l’enthousiasme affiché, l’intégration de l’IA dans les assurances n’est pas un chemin pavé de roses. Selon une note de Deloitte de janvier 2025, 30 % des projets GenAI n’atteignent jamais le stade opérationnel. En cause ? Retours sur investissement incertains, problèmes de gouvernance, ou encore difficultés d’intégration dans les systèmes existants. Les dirigeants eux-mêmes semblent basculer de l’euphorie au pragmatisme, avec un intérêt en retrait de 15 % ces derniers mois.

Face aux « déserts assurantiels » évoqués en première partie, l’IA pourrait paradoxalement aggraver le problème. Quand l’algorithme identifie automatiquement les zones à risque avec une précision satellitaire, la tentation du cherry-picking devient irrésistible – ce que la cartographie mise en place par la CCR (Caisse Centrale de Réassurance) cherche précisément à empêcher. En France, le régime Cat Nat, adossé à la CCR, organise la mutualisation via un mécanisme de solidarité nationale et des cartographies d’aléas destinées à limiter ce cherry picking.

Les catastrophe bonds (obligations catastrophe) confirment cette financiarisation du risque climatique : avec 17,8 milliards de dollars d’émissions cumulées en juillet 2025, et un marché actif atteignant les 57,15 milliards en circulation selon Artemis, cette nouvelle classe d’actifs bat tous les records. Le principe des cat bonds ? Transférer le risque vers les marchés, là où les algorithmes de trading dictent déjà la loi. Selon le type de déclencheur — indemnitaire, industry loss, paramétrique ou modélisé –, le niveau de corrélation et le « risque de base » diffèrent sensiblement.

Cette double révolution – technologique et financière – redessine en profondeur l’ADN de l’assurance. D’un côté, l’IA promet l’efficacité et la personnalisation ; de l’autre, elle menace la mutualisation qui fonde historiquement le secteur. Les cat bonds offrent une solution de transfert de risque mais transforment les catastrophes climatiques en actifs spéculatifs. Au moment où le climat commande davantage de solidarité, l’IA pousse vers l’individualisation des risques. Comme si la technologie, censée nous sauver du chaos climatique, reproduisait à l’échelle assurantielle la logique même qui nous y a menés : l’optimisation à court terme au détriment de la résilience systémique.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances Business de L'ADN.

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