Holacratie, entreprises libérées, sociocratie... les nouveaux modes de gouvernances veulent hacker les organisations hiérarchiques. Mais comment ça marche, et surtout est-ce que ça marche ? Oui... mais.
Il y a des idées qui font plus d’admirateurs que d’émules. La sociocratie, l’holacratie, l’entreprise libérée… beaucoup en parlent, peu les pratiquent.
Pourtant l’idée de remettre en cause les organisations hiérarchiques pyramidales n’est pas nouvelle, et ses plus ardents défenseurs ont été des entrepreneurs au bilan remarquable : William L. McKnight chez 3M dans les années 1930, Bill et Genevieve Gore, inventeurs de Gore-Tex® en 1970, et, dans une certaine mesure, Sakichi Toyoda avec son système de production chez Toyota (TPS) à la fin de la Seconde Guerre mondiale… Pourtant, seules quelques expérimentations sont à l’œuvre dans les grands groupes (Danone, Michelin, Leroy Merlin, Kiabi, Orange, Castorama…), et elles restent discrètes.
Pourquoi si peu d’émules ? Peut-être parce que ces modèles exigent des dirigeants un investissement et une agilité énormes, des cadres un renoncement au brillant de leurs galons, et des collaborateurs l’énergie de se risquer à plus d’initiatives… On est mal préparé à ça.
Sociocratie, holacratie, entreprise libérée... qu'est-ce que c'est ?
On résume souvent ces trois concepts cousins (sociocratie, holacratie, entreprise libérée) par un lapidaire : on supprime les chefs.
Ce n’est pas complètement faux, mais ce n’est pas entièrement juste non plus. Il s’agit surtout de rendre chacun maître en son périmètre. Mais dans quel but ? Résoudre les tensions avec le maximum d’agilité. Or, en matière de management, on entretient l’idée que la priorité est moins la souplesse que la sécurité, et que la seule tension à éviter est celle de déplaire au chef. Dans cette logique, il faut toujours renforcer les process, le commandement et le contrôle pour obtenir, à marche forcée, des objectifs calculés au doigt mouillé et imposés par le haut. Les nouveaux modes de gouvernance partent de postulats très largement différents.
L’holacratie fait partie des modes de gouvernance les plus récents. Imaginée par Brian Robertson dans sa florissante entreprise de logiciels Ternary Software, elle est le produit de son obsession de rendre son organisation toujours plus efficiente. Et il le reconnaît lui-même : elle n’est le fruit d’aucun dogme. « J’ai dû renoncer à tous mes a priori pour me concentrer sur ma seule question : comment détecter les éléments qui pourraient être améliorés, et comment les rectifier ? […] Sans présumer des réponses, mon travail a consisté à beaucoup expérimenter pour ne garder que les outils qui fonctionnent le mieux. »
Et pour cela, il s’est plongé dans la prolifique littérature du management et des méthodes de gestion de projets informatiques : « L’impact de notre plongée profonde dans le développement agile de logiciels est allé bien au-delà du “Comment construire un logiciel ? ”. Il a infusé toute notre culture, et nous a donné une base de principes et de pratiques pour la gestion de l’entreprise tout entière. »
Il a pioché chez le consultant David Allen sa méthode d’organisation individuelle, le Getting Things Done (GTD) ; chez Kent Beck, informaticien américain, son concept d’eXtreme Programming dont la recette consiste à identifier les facteurs déterminants du succès pour les « pousser à l’extrême », puis à les généraliser ; chez Ken Schwaber, Jeff Sutherland, et Mike Cohn leur méthode Scrum qui se concentre sur la définition de buts communs pour livrer des produits innovants ; chez Mary Poppendieck son adaptation des méthodes lean qui optimisent la performance en matière de productivité, de qualité, de délais, et enfin de coûts…
En puisant et en mélangeant ces différentes approches, il a construit son propre operating system qui « permet de disséminer les mécanismes de prise de décision au travers d’une organisation fractale d’équipes auto-organisées ».
Abscons ? Un peu.
En gros, il s’agit de clarifier les rôles de chacun, faire en sorte que tous ceux qui doivent agir sur des sujets connexes le fassent de concert, et leur donner la latitude de décider de manière autonome. Pas encore très clair ? Brian Robertson le reconnaît lui-même : il en est de l’holacratie comme du football – qui veut devenir champion a mieux fait d’aller sur le terrain que de s’avaler les règles édictées par la Fifa.
Et quelques-uns s’y risquent. Depuis presque un an, une expérimentation est en cours dans l’une des divisions du groupe Engie : GEM, qui gère les activités d’ENGIE sur les marchés. Claude Philoche, à la fois responsable de division et CIO, sait que la transformation qu’il initie se joue aussi sur d’autres fronts : les méthodes de travail de ses collaborateurs et celles qui président au suivi des projets. Ainsi, trois types d’initiatives se cumulent : les dirigeants sont formés au « management as a service », les méthodes agiles sont mises en place dans le cadre de la gestion de projets, et le passage à un système holacratique n’est que le dernier stade de l’ensemble. « Cela fonctionne comme un méta-outil qui pose un cadre à la fois très clair, très rigide et extraordinairement ouvert sur l’ensemble de nos activités. Ainsi, chacun peut être entrepreneur dans l’entreprise. Dans les structures pyramidales, est interdit tout ce qui n’est pas autorisé. En holacratie, tout ce qui n’est pas explicitement interdit est autorisé. C’est un pari de confiance sur la capacité à faire des collaborateurs. » Et cela exige beaucoup de constance. « La réalité de ce genre de changement c’est que certains collaborateurs ont besoin d’un espace plus protégé, soit la préservation de leurs statuts, soit le confort de rester dans l’exécution. Il faut les aider à découvrir que les choses qu’ils n’aimaient pas faire peuvent être confiées à d’autres, et qu’ils pourront se dédier à des tâches dans lesquelles ils vont s’épanouir pleinement, favorisant ainsi l’initiative et le développement de chacun. »
Aujourd’hui, après presque un an d’expérimentation, personne n’est parti, mais le vrai sujet reste celui de la vitesse. L’holacratie permet de mettre en place constamment plein de petits changements réversibles censés répondre efficacement à toutes les tensions.
Il faut s’assurer que l’organisation ne se perd pas dans cet ajustement continu. C’est un outil extrêmement disruptif, incroyablement efficace, mais c’est tout le contraire d’une baguette magique.
Claude Philoche, responsable de division GEM et CIO
Quels sont les résultats ?
Certains d’entre eux s’activent sur des facteurs intangibles : la qualité des relations, de l’engagement de chacun… « J’ai l’intuition très forte qu’il se passe quelque chose. Les collaborateurs les plus sceptiques deviennent les plus ardents ambassadeurs du projet. Et puis surtout, on mesure que les clients sont beaucoup plus satisfaits et le disent sans ambiguité. »
Mais le plus gros effort est à fournir du côté des dirigeants. Et si cela exige un investissement personnel et une agilité énormes, il s’agit surtout d’un changement de posture.
Le leader n’est plus en haut de sa pyramide, pour distribuer les objectifs et contrôler que l’on applique les ordres. La collaboration active des équipes dilue le poids de sa parole. Et ce n’est pas facile.
Sylvain Pierre, cofondateur d’une entreprise, a mis en place ce type d’organisation. Lors d’un TEDx très instructif, il donne quelques clés structurantes sur comment peut fonctionner une entreprise libérée : « La mission, c’est ça le nouvel actionnaire. On travaille à son service, et toutes les décisions sont prises en la gardant en tête. »
Mais, il en convient, ce seul totem n’épargne pas la nécessité de leaders.
Pour redéfinir leurs fonctions, Sylvain est remonté à leur rôle : « Un leader, c’est quelqu’un que les gens décident de suivre. Alors, on a simplement demandé à chacun de dire qui il suivait. » Et ça a donné un étrange résultat : « Le leader varie en fonction des projets et des collègues. D’une hiérarchie de pouvoir, on passe à une structure d’influence. On a simplement révélé des relations naturelles. » Alors Sylvain ne croit pas en l’entreprise libérée que l’on imagine construite sur des process. Tout repose sur une « motivation intime de la part d’un fondateur, qui doit savoir montrer de la fragilité, être capable de dire : j’ai fait une erreur » … et pour tous les autres, accepter de mettre sur le devant de la scène sa responsabilité individuelle et collective.
Et à ceux qui n’ont pas envie de ça, Sylvain déclare : « … mais je ne peux pas m’empêcher de vous le souhaiter. »
Cet article est paru dans le numéro 9 de la revue de L’ADN : Les nouveaux explorateurs. Votre exemplaire à commander ici.
What is Holacracy ? par HolacracyOne, YouTube.
À LIRE
David Allen, S’organiser pour réussir : Getting Things Done, Leduc.s éditions, 2008.
Brian J. Robertson, La Révolution Holacracy. Le système de management des entreprises performantes, Alisio, 2016.
Ayant vu le résultat de ce qui est pratiqué chez Engie et tout particulièrement chez GEM, je peux vous dire que l'application des principes cités dans l'article (agilité, nouveaux types de manager, halocratie) n'est qu'une façade complètement stérile. Encore plus pyramidale et fermée à l'innovation, l'organisation mise en place ne parviendra qu'à une seule chose : aller dans le mur ! Pour preuve, les nombreux collaborateurs qui ont fui, les certifications Scrum Master en 1 jour (merci Avanade, quel gage de qualité !), le climat de tension appliqué par un management par la peur... En gros, tout le contraire de ce qui est mis en avant. Dommage, le potentiel était là...