thomas bidegain

Comment écrire une bonne histoire pour le cinéma ?

Coscénariste de Jacques Audiard, réalisateur d'un premier film Les Cowboys, et chroniqueur drolatique sur France Inter du storytelling des politiques, Thomas Bidegain nous livre son "how to" raconter une histoire en images.

Comment construit-on une bonne histoire pour le cinéma ?

THOMAS BIDEGAIN : Le cinéma, c’est des situations et des personnages. L’un des grands adversaires du drame, c’est la sociologie. Dans Un prophète, on ne traite pas du sujet de la prison, dans De rouille et d’os, le sujet n’est pas la greffe d’organe… On raconte l’histoire particulière de personnages particuliers. Le cinéma sert à représenter des choses, et de préférence celles qui ne l’ont jamais été, et c’est pour ça que l’on a beaucoup de chance de le faire en Europe. Si vous ouvrez la porte d’un bar à Brooklyn, vous saurez tout de suite qui est le poivrot, qui est la fille légère ou l’habitué… parce qu’on les a déjà vus mille fois. Si vous ouvrez la porte d’un bar à Angoulême ou à Rotterdam, il est plus difficile de savoir qui est qui, donc les possibilités de drames sont beaucoup plus fortes. Si j’avais tourné Les Cowboys au Texas, vous auriez déjà vu ce film, alors qu’avec des gens qui s’habillent en cow-boy dans la vallée du Rhône, il peut se passer quelque chose d’inattendu… Cela paraît idiot de le dire, mais on n’écrit pas des histoires, on écrit des films, donc il faut se concentrer sur les images que l’on va produire. Les Cowboys commencent dans une fête country western à l’américaine, avec un shérif qui est le modèle de l’autorité… Et puis on ajoute une femme voilée au milieu de tout ça… Nous construisons des modèles réduits de notre monde : il faut penser à la représentation que cela va donner…

Avant de construire le récit, c’est donc à la forme que vous travaillez ?

T. B. : On réfléchit beaucoup avant d’écrire. On définit à quoi va ressembler le film, comment il se place dans la cartographie des genres : est-ce qu’il sera très impressionniste ou très expressionniste, quels genres d’émotions on veut produire… Cela aide à définir le périmètre dans lequel on va chercher. Tout ce travail permet de savoir quand on a une idée si elle tombe dans le chapeau ou à côté. Le pire qui puisse arriver c’est le piège du « et si » … et s’il se mettait à pleuvoir, et s’il se cassait un membre… C’est trop large, on perd le film…

Comment construisez-vous vos personnages ?

T. B. : Il y a des questions presque techniques : il faut définir son objectif primaire, son objectif secondaire, lui construire une proposition sexuelle claire, et puis, bien sûr, lui donner des conflits à résoudre… Mais il y a surtout cette histoire de point de vue, c’est une des choses les plus importantes, c’est ça qui fait toute la différence. Beaucoup de films se condamnent à l’inflation : il va se passer des choses énormes, des incendies, des morts et puis quand Los Angeles finit par disparaître dans les flammes, on s’ennuie un peu. Dans d’autres films, il y a un type à qui il n’arrive presque rien, et l’on est tous suspendus à son histoire. Les frères Darden sont les maîtres de ça : avec un peigne et une mobylette, ils nous parlent de toute l’humanité.

C’est quoi un bon personnage ?

T. B. : Le danger est d’avoir un personnage trop sympathique, parce qu’il ne pourra pas lui arriver grand-chose. Il sera triste ou content, et ce n’est pas avec ça que vous pouvez susciter de l’empathie. Alors qu’un mec un peu salaud, qui a une idée élastique du bien ou du mal, ou qui ne se contrôle pas, si à la fin du film il a changé juste de cinq degrés… là, il va se passer quelque chose. Les séries américaines utilisent beaucoup ce principe des personnages noirs, très noirs, et c’est ça qui fonctionne. Dans The Wire, le personnage central est la ville et vous n’avez jamais vu une ville dans un tel état de déliquescence. C’est ce qui fonctionne.

Croyez-vous aux règles d’écriture ?

T. B. : Je me méfie beaucoup des règles, et je n’ai jamais voulu lire tous ces livres qui les expliquent. D’abord parce que les autres les lisent aussi, et que du coup, on les voit partout. C’est le problème du cinéma américain. Cela commence toujours par des prémices formidables : un mec qui fait du rodéo, qui est junky et dans les années 1980, on a envie de connaître la suite, on est supercontent. Et puis on va nous proposer une narration tellement normée que l’on va tomber dans un ennui profond parce que l’on connaît déjà toutes les étapes qui nous emmènent à la rédemption finale. On reconnaît le personnage hostile qui devient l’ami du héros, qui meurt à la fin du deuxième tiers mais qui participe à rendre meilleur le personnage principal… Combien de fois on l’a vu celui-là ? ll doit être dans tous les livres… Les séries ont beaucoup renouvelé le genre parce qu’elles n’hésitent pas à se débarrasser de la moitié du casting à l’épisode 4… Je ne suis pas un très grand amateur, mais elles proposent des systèmes narratifs plus exigeants, et je pense que le public est davantage prêt à être surpris. Pour ma part, je me suis fabriqué mes propres règles qui sont en fait surtout des questions. Mais si je devais n’en n’avoir qu’une seule, je dirais : les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. C’est la seule intrigue. Je crois beaucoup à ça : l’aventure paie, et ce ne sont pas les gens sympa qui sont les plus intéressants.

Où puisez-vous votre inspiration ?

T. B. : Il faut être curieux du monde, de cette époque folle dans laquelle nous sommes plongés. On a écrit Dheepan avec Jacques Audiard très longtemps avant la crise des migrants, mais à la base nous cherchions une seule chose : au restaurant, vous ne verrez plus jamais un vendeur de roses de la même façon. On n’est pas partis d’une d’histoire, mais d’une promesse : les films ont besoin d’une promesse… Au départ, l’enjeu est très simple et puis petit à petit vous allez pouvoir complexifier les choses… C’est ça la représentation, c’est l’inverse du journal télévisé. Quand il vous parle des migrants, il vous parle de chiffres, des problèmes qu’ils posent… Alors que dès que vous leur donnez un nom, une histoire, vous allez vous apercevoir qu’ils sont à la fois très différents de vous, mais qu’ils vivent aussi des choses très similaires : ils ont les mêmes rêves, les mêmes craintes. À partir de là, tout le monde va pouvoir comprendre et entrer dans l’histoire.

Vous poursuivez le processus d’écriture jusque sur le tournage… pourquoi ?

T. B. : Un scénario n’existe pas vraiment, et quand on tourne le film, il continue à se faire. Les décors, les acteurs… vont changer les scènes. Ce serait très dommageable de tout verrouiller, de tout figer parce que l’incarnation va apporter beaucoup. Avec Noé Debré sur Les Cowboys, on a enlevé beaucoup de dialogues parce que l’on sentait que toutes ces choses n’avaient finalement plus besoin d’être dites.

En tant que réalisateurs, vous semblez laisser beaucoup de place à vos équipes.

T. B. : Le réalisateur est au sommet de sa petite pyramide, mais il faut donner le film à chacun, faire confiance, pour que tous puissent apporter plus que ce que vous leur demandez.

Et le spectateur dans tout ça ?

T. B. : Il faut aussi lui laisser de la place. On pense souvent qu’un film est une image que l’on projette sur un écran. En fait non, ce sont des émotions et pour que le spectateur puisse les recevoir, il faut lui donner de l’espace. C’est tout l’enjeu du « cut » , le trou entre deux images. Si je raconte tout, on va regarder le film de manière passive. L’ellipse laisse libre cours à chacun de fabriquer son propre récit, et le chemin que je vais prendre ne sera pas le même que le vôtre. C’est là où je vais pouvoir m’investir – c’est important.

Vous parlez de cette époque folle… qu’est-ce qui vous frappe ici ?

T. B. : La police qui ne se déplace plus jamais sans mettre la sirène… Pour parler en termes de storytelling, on ne peut pas déployer autant de forces, sans que le niveau de violence n’augmente. Quand Bruce Lee sort son nunchaku, il va y avoir de la bagarre, et il ne le rentre jamais avant qu’il ne s’en soit servi… C’est la honte de la France d’avoir quitté l’état de droit pour l’état d’urgence. La peur se diffuse comme un spray, et cela provoque une inflation de la guerre… Cela me fait de la peine pour mon pays. Ce qu’il faut chercher, ce sont des scènes intimes qui vont raconter ce monde, car je crois que les récits qui provoquent de l’empathie pour les personnages peuvent changer nos modes de représentation, et pacifier nos relations.

 


Cet article est paru dans le numéro 8 de la revue de L'ADN - Thomas Bidegain est l'un de nos 42 superhéros de l'innovation. Pour commander votre exemplaire, cliquez ici.


 

Le point de vue, le storytelling de Thomas Bidegain

Béatrice Sutter

J'ai une passion - prendre le pouls de l'époque - et deux amours - le numérique et la transition écologique. Et puis souvent, je ne déteste pas les gens. Co-fondatrice de L'ADN, je dirige sa rédaction : une course de fond, un sprint - un job palpitant.
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