
Pourquoi l'Europe, pourtant excellente en recherche fondamentale, peine-t-elle à faire émerger des champions industriels ? À partir d'une étude inédite de La Fabrique de l'Industrie, économistes, industriels et chercheurs internationaux ont confronté leurs diagnostics. Entre modèle coréen d'alignement stratégique et écosystème américain du capital-risque, le Vieux Continent cherche sa voie.
« Faible en publications scientifiques, faible en brevets : ce n'est pas qu'une question de valorisation, mais un double déficit. » Le diagnostic en préambule de Pierre-André de Chalendar, coprésident de La Fabrique de l'Industrie, tombe comme un couperet. Autour de la table : son co-président Louis Gallois, son délégué général Vincent Charlet, l'économiste britannique Vince Cable, l'entrepreneur Nicolas Colin et l'ancienne ministre Agnès Buzyn. Depuis Boston et Séoul, William Bonvillian (MIT) et Joon Mo Ahn (Korea University) apportent leurs éclairages internationaux. Objectif : comprendre pourquoi l'Europe excelle en laboratoire mais décroche en innovation.
La Corée aligne, l’Amérique aspire, l’Europe tergiverse
Face aux grands défis technologiques et industriels, l’Europe peine à parler d’une seule voix. Les constats sont partagés, les ambitions aussi. Mais les moyens et la vision restent fragmentés. En France, Agnès Buzyn le dit sans détour : « On a un vrai problème de souveraineté industrielle, de liquidité et de culture de l'investissement. »
Pendant ce temps, la Corée du Sud trace sa route. Depuis les années 1960, elle mise tout sur une stratégie claire : boost des instituts publics de recherche, programmes massifs comme le G7, et un alignement total entre recherche et industrie. « Nous avons évité le piège de la désindustrialisation », explique Joon Mo Ahn, directeur du Centre pour la politique d'innovation de l’Université Korea (Séoul).
Côté américain, pas de plan quinquennal, mais une alchimie explosive : guerre froide, capital-risque et Stanford. « La Silicon Valley est née d’une boucle entre science, business et financement », raconte Nicolas Colin, entrepreneur et co-fondateur de The Family. « Ce qui compte, c’est la densité d’acteurs, la vitesse d’exécution, et l’obsession du risque. »
Quant à nos voisins britanniques, Vince Cable, économiste et ancien Secrétaire d'État aux entreprises, à l'innovation et aux compétences du Royaume-Uni, ne fait pas dans la langue de bois : « La recherche est brillante, mais la transformation industrielle est bancale. Le problème ? L’argent. Le financement structuré de l’innovation fait cruellement défaut ». Face à ce constat, Nicolas Colin esquisse une piste « Rester en Europe ? Oui, mais à condition de penser l’Europe dans son ensemble. Pas juste Paris ou Berlin ».
Ce que les écosystèmes ont, que l’Europe n’a pas (encore)
90 % des connaissances scientifiques circulent librement. Et pourtant, l’innovation de rupture reste ancrée dans quelques villes. Pourquoi ? Parce qu’il ne suffit pas de savoir. Il faut être là où ça se passe. « L’innovation repose aussi sur du savoir tacite, impossible à transmettre à distance », rappelle Joon Mo Ahn. C’est le fameux supplément d’âme des clusters. Séoul, Boston, Cambridge : là-bas, tout s’accélère parce que tout est proche. En Corée du Sud, les clusters comme Pangyo ou Magok sont conçus comme des hubs hybrides. « Ce sont des plateformes locales, mais ouvertes au monde. Des lieux pensés pour capter les talents et les connaissances globales", explique Joon Mo Ahn.
À Boston, c’est encore plus dense : un carré magique de chercheurs, d’hôpitaux, de fonds et d’industriels. « Ce n’est pas juste la proximité géographique. C’est la fréquence des échanges informels, la confiance entre pairs, la culture du lien », décrit William Bonvillian, professeur au MIT et spécialiste de politiques d'innovation et de nouvelles technologies.
En France ? « On confond souvent les murs et la magie », ironise Nicolas Colin. « Un incubateur, ce n’est pas un écosystème. Ce qui compte, ce sont les conversations, les synergies, les frottements. ». De son côté, Louis Gallois, ancien président d’Airbus Group et de PSA Groupe (devenu Stellantis), résume la situation d’un trait : « On a voulu mettre un pôle de compétitivité partout. On aurait mieux fait d’en choisir dix et d’y aller à fond ».
Finalement, a-t-on besoin de béton flambant neuf pour faire émerger l’innovation ? N’est-il pas préférable de miser sur un écosystème vivant, capable d’attirer les talents et de faire circuler les idées, un lieu où les gens veulent être, pas seulement où on les installe ? À ce jeu-là, un modèle fait rêver depuis des décennies : celui de la DARPA.
La DARPA : mythe américain, modèle pour l’Europe ?
Une agence, 100 personnes, zéro labo, mais des ruptures technologiques qui ont changé le monde. Internet, GPS, vaccins ARN : bienvenue dans l’univers de la DARPA américaine. « C’est une machine à créer des possibles, pas à sécuriser des retours sur investissement », résume William Bonvillian. Un modèle très vertical, piloté par l’État fédéral, où l’ambition technologique prime sur les logiques de marché. « La DARPA finance des projets très risqués, très avancés, avec un objectif stratégique clair » , souligne Vincent Charlet, économiste et délégué général de La Fabrique de l’industrie.
Et si cette approche, longtemps associée à la guerre froide, redevenait une source d’inspiration pour l’Europe ? Le Royaume-Uni s’y est essayé avec ARIA… et a appris à ses dépens que le copier-coller ne suffit pas. « Le projet a mis deux ans à démarrer, son directeur est parti devenir moine bouddhiste. Littéralement » , sourit Vince Cable. « Mais l’intuition reste juste : prendre des risques, financer l’ambition. »
Et l’Europe ? Louis Gallois est clair : l’idée est bonne, mais pas à 27. « Trop lent, trop lourd. Il faut avancer en petit comité, entre pays qui partagent des intérêts et un niveau scientifique comparable » . Mais alors, sur quoi miser ? IA, cloud, semi-conducteurs, énergies stratégiques. Surtout, remettre de l’argent sur la table. « 5 % du capital-risque mondial est en Europe. C’est dramatiquement insuffisant. » Si la DARPA permet de traverser la vallée de la mort entre labo et marché, l’Europe, elle, reste souvent coincée au bord de la falaise.
Sans surprise, il n’existe pas de recette miracle, mais des constantes : des lieux denses et dynamiques, du financement patient, des ponts entre science et industrie. Et surtout, une volonté politique claire. « Christophe Colomb a trouvé son financement en allant frapper aux portes de l’Europe. Aujourd’hui, on reste enfermés dans nos petites capitales. On a oublié comment mutualiser nos forces », déplore Nicolas Colin. Pour que l’innovation progresse, il faut qu’elle s’émancipe des frontières. Mais elle manque encore de terrains d’atterrissage. Et si l’Europe veut exister dans le prochain chapitre technologique, il va falloir cesser de saupoudrer, et tenter, enfin, de construire à plusieurs.
Pour découvrir l’étude Aux sources de l’innovation de rupture. Qui cherche ? Qui innove ? de la Fabrique de l’Industrie, c’est par ici !
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