
Logements, véhicules, outils... Depuis une dizaine d'années, l'économie collaborative s'est largement développée dans nos pratiques et dans nos vies. Mais qu'en est-il du monde entrepreneurial ? Thibault Daudigeos, doyen Associé à la Recherche au sein de Grenoble Ecole de Management et co-coordinateur de la chaire Territoires en Transition, nous explique dans une interview au long cours comment l'économie collaborative investit peu à peu le monde de l'entreprise.
Qu'est-ce que l'économie collaborative et comment expliquer son essor ?
Thibault Daudigeos : L'économie collaborative repose sur trois piliers. Le premier, c'est l'accès : l'économie collaborative permet en effet d'accéder à des biens ou des services qui n'étaient pas accessibles avant. Le second pilier de l’économie collaborative, c’est de s’appuyer sur une économie de la plateforme. Avant, vous aviez des petites annonces dans les journaux, grâce auxquelles vous pouviez par exemple faire de l'autopartage. Avec l'avènement des plateformes, l'accès a pu exploser et se répandre encore davantage. Plusieurs innovations ont aussi favorisé cela. D'abord, la réduction du coût de transaction : on peut maintenant faire des micro-transactions très facilement et sous l'égide d'une plateforme qui s'occupe de recevoir l'argent et de vous le verser ensuite.
Puis, il y a l'innovation assurantielle qui vous permet par exemple de faire conduire votre voiture par d'autres tout en demeurant couvert : derrière chaque grande plateforme d'économie collaborative, il y a une grande compagnie d'assurance qui a innové sur ce type de contrats. Et enfin, on peut souligner que l'évaluation entre pairs a aussi permis de réduire les coûts de transaction à travers la création d'un système de notation et de confiance. Quand vous additionnez facilités de paiement, assurance, confiance, ainsi que de meilleures possibilités de connexion via internet, qui permet potentiellement de vous mettre en relation avec tous les habitants de toutes les villes du monde pour échanger un appartement ou un objet, les coûts de transaction s'effondrent.
Le troisième pilier pour définir l'économie collaborative, c'est qu'il s'agit aussi d'une économie de la communauté. Très souvent, vont se revendiquer dans cette économie-là, des relations entre individus qui ne sont ni des relations marchandes, ni des relations hiérarchiques. Donc, des relations communautaires. Et ce qui est intéressant, c'est que ce pilier-là est plus ou moins exprimé : dans un « repair café », où vous allez pouvoir réparer vous-même des objets, cet aspect est très présent. Mais du côté d'Airbnb, bien que vous ayez l'accès et la plateforme, des critiques peuvent s'élever au sujet de ce versant communautaire : est ce vraiment de l'économie collaborative étant donné le nombre de plus en plus important de professionnels qui s'y trouvent et vivent de la location d'appartements ?
Ces trois piliers, donc, permettent de bien se repérer dans le débat sur ce qui relève ou non de l'économie collaborative.
L'économie collaborative s'invite-t-elle aussi dans les entreprises ?
Oui, les entreprises ont réalisé qu'elles avaient beaucoup d'actifs à partager. On voit des sociétés qui ouvrent par exemple une partie de leur centre de design ou de R&D (Recherche et Développement) à des parties prenantes extérieures. Il y a plein d'entreprises industrielles qui se disent qu'elles pourraient faire de leur centre de prototypage un fab lab, pour aider d'autres entreprises par exemple. Ou bien des sociétés qui proposent à leurs clients de participer au design de leurs produits. Vous pouvez maintenant, en tant qu'individu, collaborer à l'entreprise en dessinant vous-même le meuble ou le T-shirt que l'entreprise va ensuite produire pour vous. Finalement, quand on prend les différents maillons de la chaîne de valeur d'une entreprise, on peut se dire : à cet endroit, est-ce qu'il n'y a pas quelque chose à partager ? Les infrastructures, les machines de production... Vous pouvez aussi partager votre force de travail, ou bien au contraire aller la chercher ailleurs.
Et puis, avec les pressions environnementales, de plus en plus de plateformes se créent pour récupérer des déchets d'entreprise, les transformer, et les vendre à d'autres entreprises. Récemment, on m'a parlé d'une société qui répare des machines de production et allonge leur durée de vie pour différentes sociétés. Là aussi, il y a une volonté de marchandiser des choses qui n'étaient pas marchandisées avant, mais entre entreprises. Donc, on voit en effet émerger cette tendance ces derniers temps.
N'y a-t-il pas une antinomie entre le monde de l'entreprise et la philosophie de l'économie collaborative ?
Tout dépend du pilier de l’économie collaborative que vous voulez mettre en valeur. Je pense que si vous combinez économie de l'accès et économie de la plateforme, c'est tout à fait compatible avec le monde de l'entreprise. Ce qui pourrait être plus compliqué, c'est le troisième pilier, l'économie communautaire, dans lequel on estime qu'il faut dépasser les rapports marchands ou les rapports hiérarchiques. Là, effectivement, cela peut être plus difficile.
Selon vous, quel avenir pour l'économie collaborative en entreprise ?
Je pense que nous ne sommes qu'au début. Avec les pressions sur les ressources, le développement de l'économie circulaire, cette tendance prend de l'essor. Également, avec la généralisation des technologies post-covid, des technologies de télétravail, un grand nombre d'entreprises se retrouvent avec trop de locaux. Une logique d'optimisation de l'espace se met alors en place, avec une volonté de repenser l'accès. C'est le cas dans certains EHPAD qui décident d'ouvrir des espaces de coworking, notamment pour amener différentes générations à se côtoyer. Évidemment cela pose plein de questions : est-ce qu'on peut vraiment accueillir du public ? Quelle interaction avec le public existant dans le bâtiment ? Comment qualifier le service que l'on vend ? Pour que l'économie collaborative se développe en entreprise, il faut dépasser un certain nombre de barrières juridiques.
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