Zoom sur un billet vert US

Stablecoins : la monnaie est-elle en train de se faire ubériser ?

© Adam Nir

Les stablecoins sont en passe de devenir le socle du système financier mondial. Alors que les États-Unis accélèrent et que les cryptodollars se diffusent partout sur la planète, l’Europe peine encore à définir sa trajectoire.

Marieke Flament, ingénieure informatique passée par Circle – entreprise qui émet la cryptomonnaie USDC –, a dirigé les opérations européennes du stablecoin avant de prendre la tête de la Fondation NEAR. Nicolas Colin, ancien haut fonctionnaire de l’Inspection des finances, est aujourd’hui entrepreneur, investisseur et analyste macroéconomique, connu pour avoir cofondé l'incubateur et accélérateur de startup The Family. Ensemble, ils publient Currency of Power (anciennement Euro Stable Watch), une newsletter qui décrypte la montée en puissance des stablecoins, leurs implications géopolitiques et l’urgence pour l’Europe de se doter d’une véritable stratégie monétaire numérique.

Vous avez lancé votre newsletter peu après la signature du Genius Act de Donald Trump, qui consacre les stablecoins. Comment analysez-vous ce virage réglementaire ?

Marieke Flament : La crypto a longtemps eu une relation très compliquée avec les régulateurs américains. Avec son élection, Trump a vraiment fait – pour la première fois – du Bitcoin un narratif grand public. C’est un mouvement massif. Et beaucoup ont compris, notamment en Europe, que cela ouvrait les vannes et que l’enjeu devenait stratégique.

Nicolas Colin : L’idée d’inonder le monde de stablecoins libellés en dollars est un récit technologique qui ravit tous les entrepreneurs qui voulaient créer de nouveaux outils et de nouvelles plateformes. Mais c’est aussi un récit macroéconomique aux conséquences potentiellement considérables, comparables à ce que les Américains appellent le « Nixon shock », cette décision prise en 1971 d’abandonner la convertibilité du dollar en or, face à un système qui n’était plus tenable.

Notre théorie générale, c’est que 2025 est un nouveau 1971. Je ne sais pas si ce moment passera à la postérité comme le « Trump shock », mais force est de reconnaître qu’il a joué un rôle décisif.

En quoi ce basculement est-il comparable à Bretton Woods ? 

NC: Le système de Bretton Woods, qui a existé entre 1944 et 1971, était un récit rassurant et positif. Des délégués de tous les pays se sont réunis pour réfléchir, débattre, et arriver à une solution collective dont sont nées les institutions modernes, comme le FMI et la Banque mondiale. À l'inverse, l'inflexion de 1971 était purement unilatérale.

La question est maintenant la suivante : le système qui émergera du « Trump shock » de 2025 sera-t-il négocié de manière multilatérale, comme en 1944, ou s’imposera-t-il par une décision unilatérale des États-Unis, prise dans leur seul intérêt ? C’est la grande interrogation. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons rebaptisé notre newsletter Currency of Power.

MF : Nous vivons un moment extrêmement décentralisé. Quand on compare ce qu’il se passe autour des stablecoins aux États-Unis, en Europe, en Asie, au Japon ou en Chine, rien ne suit la même trajectoire. Et comme la plupart des technologies sous-jacentes à ce mouvement sont elles-mêmes décentralisées, cela crée un nouveau rapport de force, qui ne s’exerce plus dans un endroit physique, dans lequel toutes les délégations se retrouvent. 

Et aujourd’hui, les débats reviennent : faut-il réadosser la monnaie de réserve mondiale à quelque chose ? revenir à l’or ? Le Bitcoin peut-il jouer ce rôle d’or digital ? On cherche de nouvelles valeurs sous-jacentes aux monnaies.

Les stablecoins sont-ils en train de devenir les « pétrodollars » du xxie siècle ?

MF : Le parallèle avec le pétrodollar est intéressant. J’imagine très bien un monde d’agents d’intelligence artificielle autonomes, où les stablecoins fonctionneraient comme une monnaie pour échanger entre eux et accéder aux ressources dont ils ont besoin. Si, autrefois, la currency essentielle était le pétrole – parce qu’il alimentait la croissance –, nous allons désormais devoir alimenter ces agents d’IA dans un marché monétaire de plus en plus « tokenisé ». Les stablecoins en sont déjà l’infrastructure, les « rails » du futur. 

NC : On peut imaginer que les fournisseurs, les opérateurs d'infrastructures d'intelligence artificielle, les data centers, n’accepteront plus que des paiements en dollars pour acheter des tokens et faire tourner leurs modèles. Dans ce cas, les pétrodollars de demain pourraient être des « AI-dollars ».

MF : La bataille qui est en train de se jouer porte sur la dénomination de ces rails du futur. Et, en l’état actuel, ils risquent d’être presque entièrement en dollars. La plupart des pays passent complètement à côté. C’est pour cela que dire que l’Europe n’a pas besoin de stablecoins en euro – parce qu’on a déjà SEPA (système de paiement européen, ndlr) ou que notre système fonctionne bien – ne tient plus.

Même si Circle et Tether dominent le marché, on observe une explosion d’initiatives en matière de stablecoins : banques, Big Tech, plateformes… Que révèle cette prolifération ? 

MF : Pour des acteurs comme Circle et Tether, émettre un stablecoin est aujourd’hui extrêmement profitable, grâce au rendement des bons du Trésor américain. Tether est d’ailleurs devenu le 17ᵉ détenteur de dette américaine, devant la Corée du Sud. Mais ce modèle pourrait ne pas durer éternellement, et c’est pour cela que Tether se diversifie déjà dans d’autres secteurs – de l’intelligence artificielle aux mines d’or ou au Bitcoin.

D’autres acteurs s’y intéressent aussi : certaines banques réfléchissent à lancer leur propre stablecoin, souvent dans une logique défensive. Et pour des entreprises comme Amazon ou Air France, un stablecoin pourrait fonctionner comme un programme de fidélité « tokenisé », échangeable entre différentes plateformes. Cela ouvre des cas d’usage intéressants, mais suppose des liquidités considérables. Cette prolifération va amener plusieurs questions. Par exemple : tous ces stablecoins peuvent-ils réellement coexister ? Y aura-t-il des taux de change entre les « dollars Amazon » et les « dollars Tether » ? 

Qu’est-ce qui empêche aujourd’hui l’émergence d’un stablecoin euro capable de rivaliser avec l’USDT ou l’USDC ?

MF : Le problème, c’est que la Banque centrale européenne porte aujourd’hui deux projets de CBDC (monnaie numérique de banque centrale, ndlr) : un wholesale CBDC, destiné aux banques et à l’interbancaire, et un « euro digital de détail », le retail CBDC. Tous les entrepreneurs à qui l’on parle en Europe sont dans l’incertitude : ils ne savent pas vraiment s’ils ont le droit d’opérer ou non. Ils craignent de rentrer en concurrence avec la BCE sur leur propre territoire.

NC : Tant que cette incertitude persiste, un investisseur n’a aucune rationalité économique à financer une startup qui voudrait développer un stablecoin en euros. L’Europe ne pourra en émettre que dans un contexte beaucoup plus clair, encadré et institutionnalisé.

Un euro numérique pourrait-il vraiment rivaliser avec les stablecoins américains ?

MF : L'euro digital, tel qu'il est aujourd'hui envisagé, serait un instrument européen, pour les Européens. Or, la bataille se joue hors de notre territoire. Si l’Europe veut exister dans ce nouvel environnement, elle doit aller à l’offensive. Il faut un outil capable d’être utilisé à l’étranger, beaucoup plus largement qu’un euro digital très restrictif. Ce qui est en jeu, c’est la place de l’Europe dans l’économie mondiale de demain. Et il n’est pas trop tard.

Un stablecoin euro privé peut-il coexister avec un euro numérique de banque centrale ?

MF : Pourquoi se disperser avec un euro numérique de détail, qui coûte très cher et ne résout pas la question stratégique ? Ce qu’il nous faut, c’est une architecture monétaire claire : une monnaie numérique de banque centrale de gros – un wholesale CBDC – qui servirait de socle commun à tous les stablecoins européens. C’est ce que nous appelons le « new stack of money » (nouvelle architecture monétaire, ndlr).

NC : Un système de stablecoin qui fonctionne, c'est un système qui reste adossé à un émetteur souverain. Mais en Europe, contrairement aux États-Unis, nous n’avons pas un émetteur unique de référence, même si l’Allemagne reste une valeur sûre. Il y a des bons français, allemands, italiens, espagnols… Un Tether européen aurait donc tendance à vouloir se reposer entièrement sur des émissions souveraines allemandes, ce qui créerait des déséquilibres terribles dans la zone euro. 

C’est pourquoi nous avons imaginé, avec Marieke, de créer une fondation d'une nature différente. Une monnaie de banque centrale de gros : une unité de banque centrale commune à toute la zone euro, et qui servirait d’actif de réserve. Chaque stablecoin privé serait automatiquement adossé à cette réserve, un peu comme un filigrane numérique.

La montée en puissance des stablecoins crée des interconnexions inédites entre crypto et finance traditionnelle. À quels risques faut-il se préparer ?

MF : La crypto est en train de se mêler de plus en plus à la finance traditionnelle. Le système est en train de changer de manière non concertée, en devenant de plus en plus symbiotique. Avec Nicolas, nous avons travaillé un scénario : si Tether subissait un hack, que les bitcoins utilisés en collatéral étaient dérobés – par des acteurs nord-coréens, par exemple – l’USDT pourrait décrocher. Pour retrouver des liquidités, l’émetteur serait obligé de vendre très vite une grande quantité de bons du Trésor américain. Et si cela arrivait brutalement, ces bons du Trésor pourraient se retrouver momentanément illiquides.

Est-ce que ce type de risque existe ? Oui. C’est pour cette raison qu’il faut réfléchir à une réglementation et au système de demain. Mais pour l’Europe, le plus grand risque reste celui de ne rien faire, bien plus que celui du « something could go wrong ». Les Américains, eux, n’hésitent pas : ils lancent des initiatives, ils se ratent, ils se rattrapent, et ils évoluent.

Certaines projections évoquent un marché des stablecoins à 4 000 milliards de dollars en 2030, tandis qu’il est aujourd’hui valorisé à 300 milliards. Dans quelle mesure cette croissance vous paraît-elle crédible ?

MF : C’est la première fois que l’on assiste à un moment « Uber » avec la monnaie : cette facilité d'interaction, ce que cela permet, cette programmabilité de la monnaie… Avec, désormais, l’entrée des stablecoins dans le monde des transactions hors crypto. Si on ajoute à cela l’ampleur de ce qui se passe avec l’intelligence artificielle, qui renforce cette couche d’interaction, oui, c’est tout à fait possible. Et les mêmes dynamiques apparaissent en Asie. Donc oui, les chiffres vont probablement être très importants.

NC : De leur côté, la Chine et des BRICS veulent se désolidariser du dollar afin d’opérer des transactions dans leurs propres devises, ou dans un panier de devises. C'est encore très balbutiant, mais c'est puissant. Car la Chine dispose de moyens considérables d'influence politique, de puissance financière, de puissance industrielle, et de savoir-faire technologique dans ces domaines précis : non seulement en intelligence artificielle, mais aussi dans les sujets d'infrastructures financières.

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