
Intelligence artificielle pour concevoir des molécules, organoïdes pour tester des traitements, données synthétiques pour simuler des essais cliniques : les techbios accélèrent la recherche pharmaceutique en y important des outils jusqu’ici réservés à l'informatique ou à la physique. Une vague d'innovations qui pourrait rebattre les cartes du secteur – et dans laquelle la France tient une place de choix. Décryptage avec Béatrice de Keukeleire et Julie Lellouche, responsables sectorielles santé chez Bpifrance.
Elles s’appellent Aqemia, Qubit, Bioptimus ou ArcaScience. Leurs points communs ? Leur lieu de naissance – la France – et, surtout, le potentiel de bousculer la recherche pharmaceutique par l’approche techbio. De prime abord, l’étiquette peut faire tiquer. Techbio, biotech, même combat ? « Pas du tout, répond Béatrice de Keukeleire, responsable sectorielle innovation santé chez Bpifrance. Le mot désigne toutes ces technologies qui soutiennent le développement de nouveaux produits de santé. Elles interviennent sur la chaîne de recherche, mais avec une approche issue des sciences de l’ingénieur plutôt que de la biologie pure ».
Au programme : nouveaux médicaments développés avec l’aide de l’intelligence artificielle, organoïdes, organes sur puce ou calcul quantique au service de la recherche clinique. « Ces innovations permettent de simuler des phénomènes biologiques complexes. La vraie grande rupture, c’est qu’on passe d’une logique « chimie-biologie » à une logique « technologie-biologie »», résume-t-elle. « Le potentiel est immense sur tous les maillons, renchérit sa collègue, Julie Lellouche, responsable sectorielle santé. Il couvre toute la chaîne : de la recherche de nouvelles cibles thérapeutiques aux essais précliniques, jusqu’ à la conception même des essais cliniques ».
6 ans contre 6 mois
En amont, l’utilisation de l’intelligence artificielle aide à comprendre les mécanismes d’une pathologie grâce à des modèles de biologie computationnelle. C’est notamment ce sur quoi travaille la licorne franco-américaine Owkin, qui s’attaque à un défi aux accents prométhéens : « reconstruire une cellule complète in silico », poursuit Béatrice de Keukeleire. L’organoïde 3D reproduit les interactions de l’entité qu’il copie. L’objectif ? Tester de nouveaux traitements plus rapidement, de manière moins coûteuse et plus éthique. En somme, le nouveau « Aucun animal n’a été blessé au cours de cette expérience ».
Aqemia mise, elle, sur l’intelligence artificielle pour façonner les médicaments de demain. « Ils ont programmé leur modèle de sorte qu’il comprenne les principes de la physique et de la chimie. C’est une manière de concevoir des molécules capables d’agir sur des cibles dites « undruggable », jusqu’ici inaccessibles », explique Béatrice de Keukeleire.
Julie Lellouche mesure elle aussi le chemin parcouru : « Avant, on testait plusieurs molécules pour déterminer leur efficacité, leur spécificité ou leur toxicité. Ce processus prenait environ six ans. Avec l’IA, ce temps a été ramené à six mois – un gain colossal, en temps comme en argent ».
Des économies précieuses dans un domaine, la deeptech, qui peine à mobiliser des investissements, passé le stade de l’amorçage. « Le sujet intéresse certes les fonds spécialisés, mais le cycle long et l’incertitude propres à l’univers de la recherche thérapeutique peuvent décourager les investisseurs », regrette ainsi Julie Lellouche.
Proof me if you can
Autre champ d’application des techbios : l’aval. « Ce qui est vrai en amont de la découverte l’est tout autant au moment des essais cliniques », reprend Béatrice de Keukeleire. « Certaines techbios, telles que BOTDesign ou ArcaScience, travaillent à ouvrir la voie des essais cliniques virtuels ». On pourrait ainsi remplacer tout ou une partie d’une cohorte (groupe témoin, ndlr) par des jumeaux numériques – des patients virtuels – « nourris » avec des données existantes (issues de la littérature scientifique, ou réelles). Identification des profils les plus susceptibles de répondre positivement à un traitement, détection des effets secondaires ou amélioration du design d’un essai clinique, le potentiel est immense.
Aux États-Unis, le premier médicament généré par intelligence artificielle – porté par l’entreprise Insilico Medicine – a ainsi franchi les essais cliniques de phase 2, soit deux étapes avant l’approbation finale des autorités sanitaires. « Encore faut-il pouvoir prouver que ces données générées sont bonnes. En matière de santé, et surtout de données de santé, réglementation oblige, le « proof of concept » (la démonstration de faisabilité, ndlr) est primordial ». Sans cela, la techbio pourrait rester bloquée au stade exploratoire. Et ne jamais sortir de la paillasse pour atteindre les rayons des pharmacies.
Et ce serait dommage : « l’écosystème français est en pleine effervescence », commente Julie Lellouche. « On a du potentiel, une recherche d’excellence, de très bons labos de R&D, des entrepreneurs qui se tournent de plus en plus vers la deeptech. » Même les grands groupes pharmaceutiques – Sanofi, Servier – collaborent désormais avec ces startups. « Ils ont compris qu’ils devaient renouveler leur pipeline de médicaments, note Béatrice de Keukeleire. La biologie est bel et bien entrée dans son ère numérique et cette fois, c’est l’ordinateur qui tient la pipette ».






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