Détail de « Forest Companions » de Takashi Murakami et sacs Louis Vuitton x Murakami

Red-chip art : comment le streetwear, le luxe et les cryptos ont hacké le marché de l'art

© détail du tableau « Forest Companions » de Takashi Murakami et sac Louis Vuitton x Murakami

Valeur immédiate, visibilité instantanée, circulation rapide sur les réseaux, buzz et feed algorithmique : ainsi va le red chip, où se croisent culture streetwear, maisons de luxe et collectionneurs crypto. Cette équation mènera-t-elle à la mèmification de l'art ?

Dans la première partie de ce décryptage, nous avons vu comment le celebrity art – d'Adrien Brody à Robbie Williams – s'impose sur un marché en crise, où les galeries traditionnelles ferment les unes après les autres. Ce phénomène s'inscrit dans une mutation plus large : celle du red-chip art, théorisé par la critique Annie Armstrong. Plongée au cœur de cet écosystème.

Nouvelle force chaotique

C'est Annie Armstrong, critique d'art influente basée à New York, qui a théorisé en 2025 le red-chip art. Le terme circulait depuis quelques années, mais c'est elle qui a défini les contours de cette nouvelle force chaotique, culturelle et artistique, qui secoue le monde de l'art. Car l'art red-chip est « plus qu'une catégorie de marché, c'est un état d'esprit. » Un état d'esprit pour le moins coloré, pour ne pas dire bigarré, inspiré par la culture pop et le numérique, et très sensible au FOMO (Fear of Missing Out).

Antithèse du blue-chip art — le marché traditionnel sécurisé par la reconnaissance institutionnelle (Pollock, Warhol, Donald Judd), le red-chip est aussi différent du white-chip, ces artistes branchés validés par certaines galeries, mais encore dépourvus de stature historique. Le red-chip fonctionne selon ses propres règles : valeur immédiate, visibilité instantanée, circulation rapide sur les réseaux, buzz et feed algorithmique.

Armstrong fait le portrait-robot de son collectionneur : il fonce sur l'autoroute au volant de son Cybertruck, un œil sur son portefeuille de cryptos, une oreille sur le dernier podcast de Joe Rogan.

Une généalogie du hype

Pour l'artiste et critique Greg Allen, spécialiste des dynamiques de marché de l'art contemporain, cette mécanique n'est pas née ex nihilo. Dès les années 1990, la culture streetwear japonaise (avec la marque A Bathing Ape et ses collaborations avec Pharrell et Nigo) avait posé les bases d'un modèle où art, mode et musique convergeaient. Des marques comme Supreme ont perfectionné l'équation où la rareté artificielle, combinée à l’exclusivité et au capital culturel confinent inévitablement à la valeur marchande.Le red-chip hérite directement de cette généalogie, transformant l'art en produit de luxe à rotation rapide.

Le Cybertruck est maintenant garé. Où se dirige donc notre collectionneur ? Peut-être « la galerie Eden Fine Art du Wynn à Las Vegas pour le vernissage d'un Alec Monopoly ? La soirée Wynwood Walls x Joopiter sponsorisée par Uniqlo pendant Art Basel Miami Beach ? Le vernissage MSCHF de Perrotin dans le Lower East Side de Manhattan ? » … ou poser son chewing-gum chez Brody ? Pour elle, le summum de l'art red-chip serait, sans conteste, Mark Zuckerberg qui a commandé l'année dernière à Daniel Arsham une sculpture géante de sa femme d'un bleu très Tiffany.

Un public numérique, ultra-connecté, souvent fortuné : crypto-bros, jeunes entrepreneurs tech, collectionneurs millennials mystérieusement riches. Ils sont « heavily digital » – leur goût façonné par les algorithmes et la viralité plus que par l'histoire de l'art.

Ecosystème d'expérience

Chaque œuvre devient une expérience immédiate, exactement comme ces adolescents qui revendent leurs outfits après une seule story. Acheter, montrer, revendre, passer à la suivante.

Greg Allen souligne que ce système ne fonctionne pas en marge du monde de l'art traditionnel, mais en symbiose avec lui. Les grandes maisons de luxeLVMH avec sa fondation signée Frank Gehry, le « Picasso de l'architecture » récemment décédé, Pinault qui possède Christie's et plusieurs musées – ne se contentent pas de sponsoriser l'art : elles en possèdent désormais l'infrastructure culturelle elle-même. L'art devient un outil de prestige et de valorisation de marque, brouillant définitivement la frontière entre culture et commerce.

En termes d'esthétique, on peut aussi brosser un portrait : cartoonisation ultra-plate, street art remixé, chrome multicolore, pourquoi pas quelques NFT et crypto intégrés. L'œuvre n'a pas besoin de légitimité académique : ce qui compte, c'est sa viralité et son impact visuel. Certains aspects de son esthétique rappellent le clinquant et la surenchère trumpiste, mais aucune position politique explicite n'est revendiquée : ce n'est pas du « Trump art » en soi, juste un style ostentatoire calibré pour en mettre plein la vue.

Pour Armstrong, une hiérarchie s'est imposée : au sommet, ceux qui naviguent entre blue-chip et hype — KAWS, George Condo, Virgil Abloh. Ensuite, les natifs du red-chip : Alec Monopoly, Mr. Brainwash, Romero Britto, Niclas Castello. Enfin, les « purple-chips » : Koons, Murakami, oscillant entre musées et produits dérivés. Deux jalons historiques ont cristallisé le red-chip : la vente du NFT de Beeple en 2021 pour 69 millions de dollars, et la banane de Cattelan achetée par le roi des crypto-monnaies Justin Sun et aussitôt rejouée par ce dernier en happening viral.

Le red-chip art ne se limite pas aux œuvres elles-mêmes : il crée un écosystème d'expérience et de performance sociale. Armstrong souligne que les collectionneurs red-chip vivent dans un monde numérique et algorithmique, où chaque acquisition est pensée pour être montrée, photographiée, partagée et revendue rapidement. Vernissages spectaculaires, collaborations avec la mode donc, ou la tech, éditions limitées et NFT s'inscrivent dans cette logique. Dans ce système, la valeur n'est plus liée à l'histoire de l'art ou à la critique traditionnelle, mais à sa capacité à créer un effet instantané, circuler dans les feeds digitaux et être consommée comme expérience sociale.

Le celebrity art, cas limite du red-chip

C'est exactement cette logique qui permet de comprendre le celebrity art : un raccourci, ou un cas limite, du red-chip art, dopé à la notoriété. Les natifs red-chip — Alec Monopoly, Mr. Brainwash, Romero Britto, Niclas Castello — construisent leur succès via la viralité, le buzz et la spéculation, sans disposer d'une célébrité préalable. Leur visibilité se construit grâce à l'usage d'icônes culturelles connues, de collaborations, de réseaux numériques et de performances spectaculaires, plutôt que par un pedigree académique ou institutionnel.

Le celebrity art applique la même mécanique, mais avec une différence notable : la célébrité préexistante court-circuite la construction de la visibilité. Leur nom attire l'attention du marché et des collectionneurs, assurant une diffusion massive et rapide, indépendamment de la qualité esthétique ou de l'innovation formelle. « La seule différence entre les œuvres de Brody et celles de n'importe quel artiste de la scène classique réside dans la fréquence à laquelle il se peint lui-même », a déclaré Annie Armstrong sur Artnet. « C'est une démarche intéressante. L'art de la scène s'appuie sur l'iconographie des célébrités… Il comprend les canons. »

Selon la galeriste KJ Freeman, « Made in America » pourrait paradoxalement compter parmi les expositions les plus significatives de la décennie. Non en raison de son caractère innovant, mais parce qu'elle met en lumière une réalité : le marché des beaux-arts ne fonctionne pas comme un outil de découverte et de valorisation du talent artistique. Le système n'a « jamais été conçu pour reconnaître autre chose que l'éclat de la célébrité, de l'argent et du mythe » cingle-t-elle.

« Malaisant »

Si le marché et la culture numérique propulsent ces expressions, la critique professionnelle ne semble pas (encore) valider le red-chip comme un mouvement artistique canonique. Pour nos stars, en tout cas, les réactions critiques sont dévastatrices. Alex Greenberger d'ARTnews qualifie l'exposition « d'horrible et hideuse » , avec une « esthétique faussement naïve et une valeur de production médiocre ». Comparant les Marilyn de Brody à celles de Warhol : « Là où les Monroe de Warhol semblent luxuriantes, celles de Brody paraissent cheap et profanées ».

La connexion Basquiat irrite au plus haut point. Une peinture épelle le nom BRODY dans l'écriture de Basquiat, à côté d'une photo de l'artiste torse nu et d'une bouteille marquée HEROIN – référence à la drogue qui a tué Basquiat. Une appropriation qualifiée de « malaisante ». Annie Armstrong, qui a vu l'exposition, est brutale : « C'est terrible. Des images basse résolution, un manque flagrant de créativité. Tout ressemble à quelque chose d'autre mais en pire ». Du name-dropping visuel, du cosplay artistique. Brody s'habille en Basquiat sans en avoir le génie ni le contexte.

Celebrity art et red-chip art partagent finalement le même vice : reproduire les codes visuels et l'effet spectaculaire sans garantir de substance créative originale… Cela vous rappelle-t-il quelque chose ? Comme le résume un internaute sur Reddit : « Si vous demandiez à une IA de fusionner Warhol, Basquiat et Banksy, c'est ce que vous obtiendriez. »

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances Business de L'ADN.

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