
Prix attractifs, solutions matures et politiques publiques bien orientées : Jean-Luc Laborde, Directeur Electrification de l'Industrie chez EDF, explique pourquoi l'horizon n'a jamais été aussi dégagé pour que les industriels français électrifient leurs process... tout en gagnant en compétitivité.
Notre façon de nous déplacer, de nous chauffer, de stocker nos données ou encore de piloter nos consommations : l'électricité s'impose partout pour permettre l'avènement d'une société neutre en carbone. L'industrie ne fait pas exception dans ce grand mouvement de transformation. Des solutions innovantes permettent aujourd'hui à ce secteur stratégique de de répondre aux enjeux de décarbonation tout en se modernisant. Décryptage avec Jean-Luc Laborde, Directeur Electrification de l'Industrie chez EDF.
Pouvez-vous nous rappeler quel est l'enjeu de la décarbonation de l'industrie française ?
Jean-Luc Laborde : L'industrie est le troisième secteur le plus émetteur en termes d'émissions de gaz à effet de serre en France. À ce titre, comme pour les mobilités ou le bâtiment, la décarbonation est un incompressible dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. Dans l'industrie comme ailleurs, il ne peut y avoir de décarbonation sans électrification. Il y a donc un enjeu environnemental majeur. Mais ce n'est pas le seul. Aujourd'hui, nous avons un contexte géopolitique qui révèle un besoin de gagner en souveraineté. Or, l'électrification, c'est-à-dire le fait de passer d'usages fossiles à des process électriques, permet précisément cela. De plus, avec les prix de l'électricité que nous connaissons actuellement, c'est un élément de compétitivité pour les industriels. L'Europe a fait le choix du triptyque décarbonation - souveraineté - compétitivité pour mener leurs politiques publiques. Dans notre pays, les trois riment très bien ensemble grâce à notre mix électrique très décarboné. Par ailleurs, nous avons la chance d'avoir aujourd'hui une électricité abondante. C'est une vraie opportunité pour les industriels.
Diriez-vous que c'est le bon moment d'accélérer pour les industriels et de passer à l'électrique ?
J-L. L. : Aujourd'hui, nous avons des prix bas, une production d'électricité sur le sol français et un mix non-délocalisable avec le parc nucléaire et les énergies renouvelables. Nous avons aussi un changement de contexte majeur et décisif. Avec la fin du système de l' « accès régulé à l'électricité nucléaire historique », dit Arenh, au 1er janvier 2026, nous allons pouvoir offrir aux industriels des offres de moyen et de long terme, ce qui va leur permettre d'avoir une visibilité sur 5 à 15 ans qu'ils n'avaient pas auparavant. C'est un bon moyen pour s'affranchir des aléas du marché et c'est un atout de compétitivité qu'on ne retrouve pas forcément dans les autres pays. À côté de cela, il y a un soutien public qui n'a jamais été aussi fort dans l'industrie. Cela a démarré avec “France Relance”, ça continue aujourd'hui avec “France 2030” et demain nous aurons la « Banque européenne de la décarbonation » en 2026. Nous avons aussi le système des CEE qui va bientôt accueillir les solutions d'électrification. Quand on sait en plus que l'outil productif français est vieillissant et qu'une partie doit être changée d'ici 2030, oui bien sûr, je dirais que c'est le bon moment. C'est même le moment pour un industriel de réfléchir à sa stratégie et ce dans quoi il veut s'engager pour les 25 prochaines années. Si vous investissez aujourd'hui dans le gaz, vous devrez faire pendant des années avec une énergie dont le prix n’est pas maîtrisable et avec un coût du carbone complètement inconnu.
« Il y a un rôle d'information, de diffusion et de promotion des usages électriques à mener »
Au-delà des gains énergétiques, quels sont les autres bénéfices de l'électrification ?
J-L. L. : Il suffit de regarder ce que cela peut offrir en termes de modernisation de l'outil de production. C'est une vraie occasion de repenser sa ligne et de la réadapter aux besoins actuels et à venir. Ce sont souvent des lignes qui ont été achetées il y a 20 ou 30 ans pour certaines.Moderniser son outil de production peut le rendre plus efficace, plus flexible, plus fiable etc.. Les lignes de process peuvent aussi être repensées pour être mieux adaptées au travail réalisé par la main d'œuvre actuelle. D'un point de vue de la qualité de production, on observe généralement un meilleur contrôle des températures par exemple, moins de rebus ou une augmentation. On peut aussi avoir d'autres gains connexes, des co-bénéfices comme la suppression des rejets atmosphériques d'une usine lorsqu'on retire une cheminée ou encore des consommations d'eau réduites.
Il reste néanmoins des freins qui ralentissent l'électrification industrielle en France. Quels sont-ils et comment les lever ?
J-L. L. : La consommation électrique de l'industrie n'a pas évolué depuis 10 voire 20 ans. Comme dans le bâtiment, nous sortons d'une période où le gaz était bien installé et utilisé un peu partout. Logiquement, il y a donc un déficit de connaissances sur l'électrification. Beaucoup de nos clients industriels ont du mal à savoir comment électrifier et avec quelles solutions. Il faut donc les faire connaître ou même les re-faire connaître car certaines solutions très pertinentes existent depuis longtemps. Ensuite, il y a le financement qui est sans doute le nerf de la guerre. Investir dans son usine est incontournable pour maintenir sa compétitivité mais les ressources peuvent être limitées, ce qui est clairement un frein. Maintenant, pour les lever, il y a donc un rôle d'information, de diffusion et de promotion des usages électriques à mener. Sur la partie financement, il y a les systèmes d'aide précédemment évoqués qui existent. Le raccordement aussi peut être un frein mais RTE (Réseau de Transport d'Électricité) et Enedis ont mis en place avec l'Etat et la CRE (Commission de Régulation de l'Énergie) des plans d'investissement pour adapter les réseaux sur plusieurs années grâce auxquels on a la certitude d'avancer.
« Il existe des solutions électriques matures depuis plus d'un siècle »
Les solutions d'électrification proposées aux industriels sont-elles matures ? Avez-vous des exemples concrets de technologies déployées ?
J-L. L. : En fait, il existe des solutions électriques matures depuis bien plus d'un siècle. La première voiture était électrique, tout comme la première chaudière. Ce qui peut être moins mature aujourd'hui, c'est l'utilisation d'une technologie sur un process nouveau où il faut encore prouver des choses. Mais si vous prenez la pompe à chaleur (PAC) dans l'industrie par exemple, qu'elle soit standard ou haute température, c'est-à-dire jusqu'à 90°C, c'est une technologie mature proposée par l'ensemble des fabricants de manière accessible. On peut aussi citer la compression mécanique de vapeur qui a été très utilisée pendant longtemps et qui revient au goût du jour. C'est un procédé qui permet de faire de l'évapo-concentration, de la distillation et de la cristallisation avec des rendements qui font que c'est économiquement viable. Parmi les autres technologies, il y a toute la famille des fours. Les deux principaux sont le four à résistance, qui est complètement mature et que l'on retrouve notamment dans les cuissons agroalimentaires, et le four à induction principalement utilisé dans la métallurgie. Enfin, il y a la chaudière électrique dont la maturité n'est plus à prouver mais dont le modèle économique était compliqué jusqu'à présent. On voit maintenant apparaître des chaudières dites « flexibles ». Profitant des heures où l’électricité est la moins chère et des services aux systèmes électriques, elles sont rentables une partie de l'année. C'est une technologie appelée à rendre de nombreux services pour les industriels.
Ces solutions ont-elles été concernées par des bonds technologiques ces dernières années ?
J-L. L. : Sur les pompes à chaleur, il y a eu une sorte de course à la température ces dernières années, jusqu'à parvenir à ce qu'on appelle la très haute température qui permet d'obtenir une chaleur suffisante pour générer de la vapeur. L'étape suivante, c'est d'associer les pompes à chaleur très haute température à de la compression mécanique de vapeur pour monter encore plus haut en température. C'est une vraie rupture qui ouvre tout un champ d’utilisation. Du côté du four à résistance, on a maintenant des résistances qui ont une capacité à faire des choses que l'on ne soupçonnait même pas, comme par exemple la fusion d’aluminium à 800°C proposé par Léthiguel Dans l'industrie du verre, Verallia a inauguré l'an dernier un four 100 % électrique pour la fusion du verre blanc. Je pourrais également citer un four de cuisson de blocs en terre cuite entièrement électrique chez Wienerberger en Autriche. Tous ces exemples battent en brêche quelques idées reçues sur la capacité des fours électriques à substituer des fours fossiles ou sur les niveaux de température atteignables.. Avec l'induction, on peut monter à plus de 1000°C tandis qu'un four à arc électrique peut aller jusqu'à 2000°C.
Electrification : le rôle clé de la R&D
EDF s'appuie sur 3 centres de recherche en France dont le Lab des Renardières qui est le centre R&D d'EDF le plus étendu dans le monde. Quel est le rôle de ces centres et que peuvent-ils apporter aux industriels ?
J-L. L. : Le Lab des Renardières a justement joué un rôle moteur dans le développement de de la PAC à très haute température pour les industriels. Concrètement, on dépose des brevets et on travaille avec des équipementiers pour leur permettre de tester leurs machines. C'est ce que l'on a fait avec Transpac, une pompe à chaleur de type transcritique qui a été développée par EDF R&D et qui est aujourd'hui commercialisée par Dalkia, filiale du groupe EDF. Transpac permet de produire de l'air chaud jusqu'à 140°C et est aujourd'hui utilisée pour faire de la récupération de chaleur sur des sécheurs. Autre exemple : si vous prenez l'induction, on accompagne nos clients équipementiers avec des outils de modélisation. C'est quelque chose qui est de nature à rassurer les industriels et à dérisquer les projets. En parallèle, nous travaillons aussi au développement de technologies efficaces qui sont peu connues comme le tube à passage de courant qui peut être utilisé dans l'agroalimentaire et la chimie et qui peut être une rupture pour demain. Ce rôle-là, c'est précisément celui de la R&D.
De manière plus générale, quel rôle joue EDF dans l'accompagnement des industriels au-delà de la seule fourniture d'électricité ?
J-L. L. : Notre plan stratégique d'entreprise, nous positionne comme un leader de la transition énergétique et de l'électrification. Ce rôle-là, pleinement assumé, se traduit par des offres d'intégration de solutions éprouvées, principalement avec Dalkia, filiale de services énergétiques du groupe EDF. Sur d'autres technologies moins matures, nous accompagnons techniquement et financièrement des équipementiers et des industriels qui développent démonstrateurs. À côté de la fourniture, nous avons tout un panel d'offres répondant à un ensemble de besoins : du conseil en décarbonation, une assistance raccordement ou une offre réseau électrique interne. Il y a aussi tout un volet à prendre en compte sur le financement : on fait là aussi du conseil sur le montage financier, les subventions, les fiches CEE et, de plus en plus, nous travaillons avec des partenaires sur le financement du reste à charge via le tiers-investissement par exemple. L'idée étant d'avoir une palette pour aider les clients où qu'ils en soient dans leur projet.
« L'électrification, ce n'est pas juste de l'efficacité énergétique »
Si vous aviez un message à faire passer à un dirigeant industriel qui hésite encore ou qui peine à voir l'intérêt de l'électrification pour son business, que lui diriez-vous ?
J-L. L. : C'est le bon moment, tout simplement. On a un contexte global qui permet de faire des business plans rentables. La morosité ambiante et l’attentisme n’atteint pas tous les industriels. Au contraire, nous en accompagnons de plus en plus et beaucoup sont dans une réflexion sur une stratégie à moyen long terme. Les industriels qui mènent à bien un projet d'électrification ont compris que ce n'est pas juste de l'efficacité énergétique, c'est bien plus structurant, engageant et c'est ce qui permettra demain d'avoir un outil moderne pour soutenir son carnet de commandes et de se mettre à l'abri des fluctuations externes. Il y a un effet domino : les premiers à y aller sont ceux qui seront les plus à même de continuer à répondre à des appels d'offres de plus en plus exigeants sur le contenu carbone. Ceux-là prennent un avantage décisif pour l'avenir.






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