
Films de « desktop », expérimentations core core, autofictions d’auto-cancellation : l’imaginaire des forums, de TikTok et de la culture mème contamine désormais le grand écran, jusqu’aux productions les plus mainstream.
4chan cinema et Peter Vack
Dans www.RachelOrmont.com, une femme vend son bébé à une agence de pub, qui aura plus tard comme seule mission de noter son idole numérique, Mommy 6.0 – jouée par Chloe Cherry, ancienne actrice porno et star de la série Euphoria. Le personnage de Rachel n’a jamais vu le monde extérieur, parle avec une voix de bébé, a pour seule amie une personne numérique, découvre le sexe en se frottant à son pied, et doit faire la promo d’un sextoy nommé Brandon. Pour Betsey Brown, son interprète, « Rachel est une femcel. On peut tous s’identifier, on a tous déjà été obsédés par quelqu’un sur Internet, ou IRL ». Entre des scènes pornos non censurées et une avalanche de mèmes ésotériques liés à Dimes Square, on trouve Curtis Yarvin qui joue un utilisateur de 4chan, et Dasha Nekrasova, en version hyperbolique d’elle-même qui dit à un moment « is it a crime to have fun online ? ».
Desktop cinema et Eugene Kotlyarenko
Eugene Kotlyarenko est le premier réalisateur de « desktop movies », pour lequel l’écran d’ordinateur devient le plateau de tournage. Il traite dès 2010 des cultures Internet underground radicales, comme dans Skydiver. C’est « l’histoire d’un gars qui tombe dans la culture incel après une rupture difficile, tournée en ligne, sans que les gens sachent que je jouais », raconte Eugene. En 2020, il réalise la comédie d’horreur Spree, où l’acteur de Stranger Things Joe Keery interprète un conducteur VTC influenceur qui assassine ses clients pour percer. The Code sort en 2024, avec Peter Vack et Dasha Nekrasova jouant un couple tournant un docu l’un sur l’autre durant le Covid, filmé via un arsenal de lunettes connectées, vidéosurveillance, iPhone, Zoom, etc. Le film traite de la performativité des relations, du capitalisme de surveillance, et du porno. Car le personnage de Peter est un artiste NFT se sentant émasculé depuis qu’il s’est fait « cancel », et qui tente de « retrouver son érection ».
Internet cinema et Angelicism
Angelicism est un artiste de Dimes Square opérant depuis l’Angleterre et qui agit au travers de nombreux comptes sur différents réseaux. Il a créé Film01 en 2023, le premier film du mouvement « core core » né sur TikTok. L’idée est d’éditer des clips Internet, appelés aussi de l’ « Internet cinema », les uns après les autres pour créer une vibe, un ressenti inconscient.
Auto-cancel cinema et Billy Pedlow & Maurane
Entre le docu et le film, Me and My Victim tente d’exorciser le sujet du viol et fait écho au film d’Eugene Kotlyarenko The Code. Billy et Maurane y documentent leur relation amoureuse chaotique, où Maurane accuse Billy de l’avoir violée. Un « podcast movie » qui a été construit autour d’une discussion entre les deux, avec les images tournées et calées sur le son après coup, un montage qui donne une impression très étrange. Selon Billy, pour ce projet d’« auto-cancellation », il était prêt à « être un égrégore du mec toxique ».
Hollywood connexions
Au-delà des réalisations indés, certains membres de Dimes Square commencent à être associés à des projets d’envergure internationale. Eugene Kotlyarenko, avec sa boîte de prod Space Maker, travaille sur le film The Carpenter’s Son. Avec Nicolas Cage et la chanteuse FKA Twigs, il raconte l’adolescence de Jésus, quand il était apparemment diabolique. Sortie prévue en 2026. On peut aussi mentionner la jeune actrice Ivy Wolk, qu’on a vue dans le film multioscarisé Anora de Sean Baker, et bientôt aux côtés du rappeur ASAP Rocky dans le film If I Had Legs I’d Kick You. Sean Baker lui-même est proche de Dimes Square, et fait des clins d'œil à Dasha Nekrasova (animatrice avec Anna Khachiyan du podcast Red Scare) dans son film. Peter Vack, qui a tourné une scène d’Anora qui a été coupée, prétend qu’ « il y a un lien indirect… Sean a mis la musique de Red Scare dedans, ce qui est un énorme clin d'œil, mais c’est aussi une histoire de vibe commune » . Par ailleurs, Dasha et Anna sont très visibles : elles ont inspiré les deux ados cyniques de la saison 1 de White Lotus en 2021, ont joué dans la série Succession, en 2021 également, dans La Bête avec Léa Seydoux en 2023, et en 2025 dans Materialists avec Pedro Pascal.
Un ethos transgressif qui se répand
Les industriels du cinéma ont senti le vent tourner : la culture woke est passée de mode. On voit ainsi de plus en plus de films et séries mettant en scène perversion et vilenie assumées, dont l’actrice Sydney Sweeney s’est fait une spécialité. On peut aussi mentionner le réalisateur Harmony Korine et son collectif EDGLRD – edgelord –, avec lequel il fait des « vibe movies » inspirés de TikTok, de 4chan ou des jeux vidéo, et qui collabore avec Marc Jacobs, Nike, ou Skims de Kim Kardashian. Dans le même temps, les films de vilains remplacent les films de héros, qui ont d'abord évolué en antihéros, puis en « antivilains », voire en super-vilains chez Marvel. On peut citer Nosferatu, Wicked, ou encore le parc Disney World, qui lance un show autour de ses méchants et se demande « lesquels ont été le plus injustement traités ». Une étude sur Harry Potter montre aussi que Serpentard est aujourd’hui la maison la plus populaire, alors que la fascination pour le psychopathe Patrick Bateman de American Psycho semble inarrêtable sur les réseaux. Idem pour le Joker, ce pervers à qui on trouve des excuses.
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