
Points à gagner pour chaque cible abattue, classements entre unités, vidéos virales montées comme des best of de gamers, crowdfunding façon influenceurs... En Ukraine, la guerre des drones s’hybride avec les logiques de la culture numérique et du gaming, transformant le conflit en une compétition macabre et connectée.
La vidéo s'ouvre sur des vues aériennes un peu pixélisées. On voit d’abord un paysage à dominante de vert et de marron et deux tiges métalliques qui dépassent à l'avant : des détonateurs. On devine, les images sont captées par un drone kamikaze. La machine fond sur sa cible, un soldat russe. À sa manière de tenter de se cacher, on suppose qu’il a entendu le vrombissement de l’engin et qu’il le sait : être pris en chasse par un drone signifie la mort. S'ensuit un cruel jeu du chat et de la souris : le soldat tourne autour d’une remorque pour éviter le drone qui suit, impitoyable, chacun de ses mouvements. L’homme tente de lui lancer des pierres, s’épuise, se jette face contre terre. Le montage s'accélère et lance le célèbre morceau des Chœurs de l’Armée rouge Kalinka : « Ah, petit sapin, toi qui es vert, Ne fais donc pas de bruit au-dessus de moi, Ah, liouli, liouli, ah liouli, liouli,
Ne fais donc pas de bruit au-dessus de moi… » Et c'est la fin. Le drone a touché sa cible, une autre caméra montre l'explosion, un panache de fumée et le corps inanimé du soldat.
Soldat influenceur
Mise en ligne sur le réseau X par le compte @Mrgunsngear en novembre 2023, la vidéo a été vue plus de 301 000 fois et symbolise l’évolution de la guerre en Ukraine. Sur les plateformes sociales, des comptes spécialisés dans la diffusion d’images de guerre publient régulièrement ce genre de contenu, des vidéos de drones kamikazes ou bombardiers qui abattent leur cible au rythme d’une musique pop ou techno, la même que celle qu’on entend dans les best of des gameurs de compétition. Le public connecté s’est habitué à voir des soldats mourir le regard suppliant, les manœuvres d’un drone qui se faufile dans la trappe d’un tank ou des courses-poursuites entre ces petits véhicules volants et des voitures, voire des hélicoptères, tentant de les fuir.
Ces productions ne sont pas qu’un simple outil de propagande. Elles s’accompagnent de dispositifs sophistiqués de communication. Presque toutes indiquent le logo de leur brigade et un flashcode qui permet d’accéder à une cagnotte en ligne. Les internautes peuvent suivre le lien pour donner de l’argent afin de soutenir leur unité favorite. Avec ces dons, les militaires peuvent acheter leur nourriture et leurs armes et munitions. En plus de cette mécanique de crowdfunding empruntée aux créateurs de contenu, les brigades bénéficient depuis 2025 d’un programme intitulé « Bonus pour l’armée des drones », directement inspiré des jeux vidéo en ligne. Chaque élimination filmée permet aux unités d’augmenter un score : 6 points dans le cas d’un soldat ennemi abattu, 20 pour endommager un char, jusqu'à 50 points pour détruire un système d’artillerie. Ces points peuvent ensuite être dépensés sur Brave 1, la plateforme de coordination pour la technologie de défense, propulsée par le gouvernement ukrainien. On peut y acheter équipements, munitions et nouveaux drones, un peu à la manière d’un personnage de jeu de rôle comme Zelda, qui dépense l’or gagné dans un combat pour obtenir une meilleure épée. Si beaucoup d’auteurs de science-fiction avaient prévu une guerre moderne de plus en plus technologique, peu d’entre eux avaient imaginé à quel point le conflit pouvait s’hybrider avec des logiques de gaming.
La guerre en mode DIY
Cette transformation dystopique de la guerre ne vient pas de nulle part. Elle est le fruit de multiples facteurs ayant trait à la fois à la situation stratégique de l’Ukraine, aux usages technologiques militaires et à la culture numérique environnante. Il faut avant tout comprendre que la tentative d'invasion éclair menée par la Russie a été stoppée par une résistance populaire, organisée en amont du conflit. Comme l’indique Vincent Tourret, doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), spécialiste de la culture stratégique russe et de la guerre des drones, il s’agit d’« un mode d’organisation très décentralisé dont les unités ne comptent que sur elles-mêmes et sur le soutien de leur communauté directe ». Comprenez ici que ces unités doivent développer leur propre économie de guerre pour s’approvisionner en armes et en munitions.
Dans ce contexte économique extrêmement tendu, les militaires ukrainiens privilégient donc l’appel au don mais aussi du matériel peu coûteux, pouvant être produit de manière industrielle et capable de frapper l’ennemi dans une guerre de tranchées presque stabilisée. C’est ainsi que les drones FPV (pour first person view ou vue à la première personne) sont entrés dans le matériel militaire. Produits par un réseau de petites startups via des imprimantes 3D et des logiciels open source, ils dépassent rarement les 600 dollars à l’unité. « On a vu les premiers drones de ce type arriver dès l’été 2022 et leur usage s’est généralisé avec la grande offensive de 2023, explique Vincent Tourret. Ces machines offrent un pilotage immersif grâce à une caméra embarquée qui transmet des images directement dans un casque vidéo porté par l’opérateur. C’est un changement de perception complet, un peu comme si on passait d’un jeu vidéo sur écran à de la réalité virtuelle. Ça donne l’impression au pilote d’être à l’intérieur de la machine et transforme les drones en une sorte d’obus conscient et mobile. »
Avec une courte autonomie et une durée de vie sur le terrain dépassant rarement les 30 minutes, ces munitions guidées vont d’abord être massivement utilisées par un seul bataillon, le Birds of Magyar, du nom de son charismatique commandant, Robert « Magyar » Brovdi. Et cette petite unité connaît un grand succès sur le terrain, notamment par sa capacité à détruire un nombre important de blindés russes – près de 8 % des destructions lui sont attribuées, d’après les chiffres officiels rapportés par le journal The Economist.
De la guerre et des jeux
Inspirées par ces résultats, d’autres unités se montent, comme les bataillons Kaboul 9, Nemesis ou Typhoon. Rapidement, ces groupes de soldats mettent en place un système de ranking non officiel permettant de comptabiliser des points et d’assurer une forme de compétition entre les unités, une pratique directement dérivée de l’univers du gaming. « Ceux qui innovent sur le terrain, ce sont des jeunes qui ont une vingtaine d’années, poursuit Vincent Tourret. Ils apportent forcément avec eux leurs propres codes, leur manière de penser le monde, leur manière de concevoir un combat. Ils ont grandi avec les jeux vidéo, avec Internet, avec cette culture numérique. Outre cette compétition, ils utilisent aussi des outils qui leur sont propres comme les serveurs Discord, qui servent généralement aux joueurs à se coordonner en ligne et qu’ils utilisent ici pour communiquer entre eux. Qu’on le veuille ou non, c’est la culture majoritaire de leur génération. »
Guerre et gaming : même combat
Pour Tony Fortin, chargé d'études à l'Observatoire des armements et enseignant dans le domaine du jeu vidéo, ce débordement du jeu vidéo dans la guerre n’est pas une surprise. « Cela fait très longtemps que l’industrie militaire et le monde du jeu vidéo entretiennent des liens étroits, explique-t-il. Le jeu vidéo est né dans un contexte militaro-industriel, aux États-Unis, en pleine guerre froide. Et dès les années 1990, on voit que la technologie militaire commence à être dépassée par la technologie civile. Pour la simulation, pour les systèmes électroniques, on va chercher des compétences du côté du civil et notamment dans l’industrie du jeu vidéo. Ce qu’on est en train d’observer est une forme de continuité logique : les soldats font à présent appel à leurs compétences et mentalités de gameur pour participer à la guerre. »
Compte tes morts et gagne des points
En juin 2024, Robert « Magyar » Brovdi est nommé chef général des forces de drones ukrainiennes. Quelques mois plus tard, le système de ranking devient un programme officiel, avec un barème revisité et ce fameux système d’achat en ligne. Cette reprise en main par le commandement ukrainien permet d’affiner la stratégie sur le terrain et de désigner des cibles de valeur. La mort d’un soldat ennemi passe ainsi de 2 à 6 points, ce qui va amener à un doublement des pertes russes, d’après le vice-Premier ministre d'Ukraine et ministre de la Transformation numérique, Mykhaïlo Fedorov. Les pilotes de drone ennemi, cibles de valeur supérieure, rapportent quant à eux 12 points quand ils sont abattus. Mais au-delà de cette comptabilité macabre, c’est avant tout une culture de guerre postmoderne et étroitement liée à l’économie des plateformes Web qui semble naître. « Ce n'est pas un phénomène nouveau, indique Vincent Tourret. Pendant la Première Guerre mondiale, l'ingénieur Walther Rathenau avait pris sa logique d'ingénieur civil allemand pour optimiser les chaînes de montage et l'avait projetée à l'échelle d'un pays entier, transformant une économie civile en machine de guerre. Aujourd'hui, on assiste à un phénomène similaire, mais qui a pour industrie de départ l’entertainment. On est dans une économie où l’on produit du contenu, souvent lié à une performance de gaming, on la met en avant, on monétise sa prestation, et on construit une communauté avec son public. Cette logique des influenceurs lifestyle ou gaming a complètement infusé la guerre en Ukraine. » Les soldats ukrainiens ne sont d’ailleurs pas dupes de cette stratégie cynique. Dans un reportage de la BBC signé par le grand reporter Paul Adams, un soldat nommé Dymytro constate : « Ce système n’est que le résultat de notre habitude mentale tordue de tout transformer en profit, même notre propre mort. »
Cette nouvelle culture de la guerre que l’on pourrait qualifier de plus « individualiste » est-elle pour autant plus efficace ? Sur ce point, Vincent Tourret reste circonspect. « On entend beaucoup dire que cette compétition entre brigades boosterait les rendements, indique-t-il. D’une certaine manière, la carotte fonctionne, mais cette approche génère une dynamique néolibérale de "startup nation de la guerre", où chaque unité entre en compétition avec les autres. Les brigades "fortes" monopolisent ressources, attention et équipements, tandis que les autres peinent à survivre. Quand on demande aux responsables ukrainiens ce qu’ils font des brigades qui n’arrivent pas à suivre ce changement, la réponse est souvent radicale : "Il y a de bonnes brigades et de mauvaises brigades. Les mauvaises n'ont qu'à devenir bonnes." Or, une armée devrait constituer un collectif où les unités solides compensent les plus fragiles pour espérer vaincre ensemble. »
Casque, manette et points de vie…, les combattants hors sol
L’autre question que pose cette gamification de la guerre des drones, c’est son aspect éthique. Dans un article publié dans le journal Le Monde en avril 2025, la reporter Ariane Chemin racontait comment les soldats, fans de jeux vidéo et très compétents avec une manette de PlayStation, ne faisaient parfois plus la différence entre des missions menées sur le terrain en mode immersif et les simulations de drones ultraréalistes avec lesquelles ils s’entraînent pendant leur temps libre. « Une des raisons historiques du développement des drones, c’est précisément cette volonté de désensibiliser le combattant, d’éviter le contact rapproché, qui est bien plus traumatique, explique Tony Fortin. Cette stratégie politique permet à des armées de continuer à faire la guerre dans un monde où les récits des conflits passés, les traumatismes et les souffrances sont désormais largement documentés et connus. On fabrique ainsi une guerre plus acceptable pour les sociétés du xxie siècle. Plus propre en apparence, plus distante, plus technologisée. »
Si la culture du gaming a pu s’acoquiner aussi facilement avec celle de la guerre, ce n’est d’ailleurs pas un hasard. Au-delà des accointances industrielles, particulièrement visibles dans la saga Call of Duty, qui fait clairement la réclame de l’armée américaine, les imaginaires guerriers ont bien souvent été poussés dans le design des jeux vidéo. « Pourquoi ce média a-t-il pu produire un univers dans lequel il est possible de tuer à distance, sans affect, dans une boucle de récompense, avec un vocabulaire codé, déshumanisant, et une logique de progression qui ressemble à celle qu’on voit aujourd’hui dans certaines doctrines militaires ? s’interroge Tony Fortin. Pendant trop longtemps, la culture vidéoludique s’est perçue comme isolée, comme un divertissement déconnecté du monde réel et exempt d’interrogation morale. Ce que la guerre en Ukraine nous fait comprendre, c’est que la culture gaming est traversée par son époque et peut être réinvestie par d’autres logiques, y compris politiques. »
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