
À ce stade, le constat est clair. Les plateformes sociales contribuent à polariser nos opinions. Mais selon Audrey Tang, “cyberambassadrice” de Taïwan, cela pourrait être très différent. Et simplement. Explications.
Audrey Tang, ancienne ministre du digital de Taïwan, a joué un rôle majeur dans le renouveau démocratique de son île. À l’occasion d’une interview exceptionnelle, elle nous livre sa vision d’un futur où nos espaces numériques pourraient se mettre au service de nos démocraties. Selon elle, leur bilan est clair – et sombre : « Leurs algorithmes sont devenus parasitaires. » Pourtant, cela n’a pas toujours été le cas. « Avant 2015, la plupart des réseaux sociaux offraient la même expérience. Votre fil d’actualité était déterminé par les personnes et les groupes que vous suiviez. C’est à partir de 2015 que les algorithmes ont changé. L'engagement des utilisateurs est devenu le seul élément pris en compte. » Conséquences ? On vous présentait moins les photos feel good de vos amis pour vous montrer davantage de contenus clivant afin de vous faire réagir et rester sur la plateforme. Et cela a si bien fonctionné que tous les réseaux ont eu intérêt à suivre ce modèle – « ceux qui ne le suivaient pas étaient condamnés à perdre l’attention des utilisateurs au profit des autres plateformes », reconnaît Audrey Tang. Désormais, chaque citoyen dispose de son propre journal numérique, ultra-personnalisé, où les opinions priment sur les faits. Alors, pour résister, faut-il déserter les réseaux sociaux ? Selon Audrey Tang, il existe une autre voie.
J’ai fait un rêve : un réseau pro-social !
Si la démocratie est menacée par des réseaux “anti-sociaux”, comme les qualifie Audrey Tang, alors pourquoi ne pas les remplacer par des réseaux “pro-sociaux” ? C’est le projet ambitieux de la cyberambassadrice. Elle est la coautrice d’un papier de recherche sobrement intitulé Prosocial Media qui imagine les réseaux sociaux du futur.
L’une des principales missions d’un réseau pro-social est de favoriser un sentiment de réalité partagée entre les utilisateurs. Pour y parvenir, les contenus proposés par l’algorithme sont rattachés à une note de contexte. Elle permet de comprendre comment un contenu est perçu par différentes communautés et d’approfondir différentes perspectives. Un tweet est-il consensuel ou controversé ? Quelles sont les communautés qui y adhèrent ? Quelles sont celles qui expriment leur désaccord ? Et pour hiérarchiser les contenus, l’algorithme pourrait attribuer un meilleur score aux contenus qui créent des ponts entre des communautés.

On l’aura compris : les réseaux pro-sociaux cherchent à favoriser l’émergence de consensus. Mais sont-ils une utopie, ou peuvent-ils réellement exister ? Paradoxalement, c’est sur un réseau “antisocial” que certaines de ces idées ont été testées.
De la sagesse des foules
« Si vous allez sur X, même si votre feed est toujours géré par une IA parasitaire qui maximise l'addiction, deux forces d'amplification contrebalancent ce phénomène », rapporte Audrey Tang.
Et la première, c’est « l’intelligence collective ».
Sur X, le système des Community Notes permet à des utilisateurs de bords politiques différents d’ajouter une note de contexte à un tweet. Elles sont visibles seulement si un consensus est trouvé entre les différents groupes. Même si les Community Notes sont insuffisantes et truffées de défauts, certains chercheurs pensent qu’elles peuvent avoir un effet positif. Une étude suggère qu’elles poussent de nombreux utilisateurs à supprimer eux-mêmes des tweets trompeurs et que ce fact-checking collaboratif inspire plus de confiance qu’une modération gérée par les plateformes. « On s'appuie sur la sagesse du public. Cela représente un avantage, explique l’un des auteurs de l’étude. Mais l'autre avantage est l’intégration de points de vue divers. C'est l'esprit même de la démocratie. »
Nonobstant les Community Notes, d’autres projets numériques s’appuient sur la sagesse des foules. Tournesol, par exemple, est un projet de recherche francophone sur l’éthique des systèmes de recommandation. Sur cette plateforme, les utilisateurs peuvent comparer des vidéos en se basant sur différents critères. Un algorithme fait alors émerger les vidéos les plus recommandables, et non les plus “addictives”.
Les LLM au service de la nuance
La deuxième force mentionnée par Audrey Tang est portée par l’intelligence artificielle. Les LLM comme ChatGPT peuvent synthétiser de grands amas d’informations, et ainsi proposer des perspectives variées à un même utilisateur. « Sur X, si vous voyez un message très étrange mais que vous souhaitez être mieux informé, vous pouvez appuyer sur un bouton. Le LLM identifiera différents points de vue et vous proposera un récit équilibré pour fournir un contexte plus large au tweet », détaille Audrey Tang.
Les réseaux nativement pro-sociaux intègrent ces LLM dans leur interface, ce qui permet aux utilisateurs de synthétiser les opinions de différentes communautés et de les comparer entre elles.

« C’est une philosophie qui encourage la collaboration. À Taïwan, les différences sont perçues comme une énergie. Derrière elles, on peut trouver la source du feu, et l’utiliser comme un moteur pour la société. » Les réseaux pro-sociaux laissent entrevoir un futur où la diversité serait véritablement mise au service de l’intelligence collective.
Pris dans la toile d’araignée numérique
Avec des centaines de millions d’utilisateurs, une plateforme comme X dispose d’un pouvoir colossal. Quitter X, c’est prendre le risque de perdre tous vos followers, mais aussi de se couper d’une audience massive. Les réseaux anti-sociaux sont parfaitement conscients de ce pouvoir dit « effet de club » et érigent des barrières pour maintenir leurs utilisateurs captifs de leurs écosystèmes.
Pour Audrey Tang, cela ne peut plus durer. « Dans notre livre Plurality, nous expliquons combien la technologie a évolué de manière extrêmement centralisée : la plupart des décisions qui concernent les utilisateurs sont prises sans leur demander leur avis. Ce système permet un contrôle exercé par une poignée de fournisseurs, qu'ils soient issus des grandes entreprises ou des États, et leur permet de concevoir la logique de nos interactions les plus quotidiennes sur le numérique. »
Pris dans cette toile d’araignée, les utilisateurs sont captifs des plateformes, même lorsqu’ils ne les apprécient plus. « Il y a un an et demi, une étude a montré qu'une fois accro à TikTok, un étudiant américain est prêt à quitter la plateforme seulement si on lui verse environ 60 dollars par mois. À l’inverse, s'il appuie sur un bouton magique et que tout le monde, y compris lui-même, supprime TikTok, il est prêt à PAYER 30 dollars par mois. Cette étude montre que les utilisateurs sont conscients de perdre quelque chose d'important en restant sur TikTok. Mais aussi que le premier utilisateur qui quitte TikTok a encore plus à perdre. »
Bienvenue dans le fediverse
Pour s’affranchir de ce piège, Audrey Tang propose de démocratiser « l’interopérabilité des plateformes ». Cela désigne la capacité d’une plateforme à fonctionner avec d’autres plateformes, sans friction pour l’utilisateur. Ce système est déjà à l'œuvre dans les télécoms : en France, on peut changer d’opérateur mobile sans avoir à modifier son numéro de téléphone.
Dans un univers numérique interopérable, les utilisateurs de X pourraient quitter la plateforme sans craindre de tout perdre. De nombreuses applications, comme Mastodon ou PeerTube appliquent déjà l’interopérabilité. Ces applications se regroupent sous le nom de “fediverse”, une contraction de “fédération” et d’“univers”. Le problème, c’est que le fediverse n’est pas encore assez développé pour nous permettre de changer de paradigme.
Mais Audrey Tang reste optimiste. « On assiste aujourd'hui à un renouveau dans les approches du logiciel libre sur les réseaux sociaux, notamment avec Mastodon ou BlueSky. » De plus, les récentes réglementations européennes comme le Digital Market Act ont intégré la notion d’interopérabilité dans leur texte. « En Europe, la loi sur le marché numérique stipule que, pour WhatsApp ou d'autres applications de messagerie instantanée, ces plateformes ne peuvent pas conserver leurs données dans leurs silos. »
On l’aura compris, les idées ne manquent pas pour réinventer nos espaces numériques et bâtir une démocratie numérique. Audrey Tang est d’ailleurs la preuve vivante que les choses peuvent changer. En 2014, seulement 9 % des Taïwanais accordaient leur confiance à leur président. Dix ans, un poste de ministre du digital plus tard et une situation géopolitique particulièrement tendue avec la Chine, Taïwan est classé comme la première démocratie d’Asie.
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