
Sur TikTok comme sur Bluesky, les créateurs qui utilisent l’intelligence artificielle pour produire de l’art sont pris pour cible. Entre controverses virales et débats éthiques, une guerre culturelle se joue en ligne autour de la légitimité artistique de l’IA.
« Je vais dire les choses de la manière la plus directe possible : il n’y a aucune excuse pour utiliser de l’intelligence artificielle pour créer de l’art, écrire ou faire de la musique. Vous n’êtes pas créatif et vous n’êtes pas un artiste si vous utilisez l’IA pour créer. » Dans sa vidéo vindicative postée en début d’année sur TikTok, l’artiste et créatrice de contenu Kay Poyer réagissait à la polémique entourant l’affaire Angel Engine.
Créée par le tiktokeur Unearthly Hub, Angel Engine est une websérie horrifique racontant comment l’humanité a capturé un ange et exploité son énergie. L’originalité de l’histoire, dévoilée au fur et à mesure, ainsi que l’esthétique inquiétante des vidéos ont vite propulsé cette création, qui cumule à ce jour plus de 24 millions de likes. Seulement voilà : les dessins d’Angel Engine sont entièrement générés via l’outil Midjourney. Au fur et à mesure que la série a connu le succès, des voix se sont fait entendre sur le réseau pour dénoncer son usage d’outils d’IA.
La plupart des arguments mis en avant se ressemblent : Unearthly Hub ne serait pas un « vrai » artiste, car il n’a pas fait l’effort d’apprendre à dessiner. Sa création serait vide d’âme et pourrait être comparée à du contenu slop. D’autres vont carrément lui conseiller d’arrêter d’utiliser ces outils et de faire travailler d’autres artistes pour rendre sa création plus authentique.
« Est-ce que les créateurs qui utilisent de l'IA vont bien ? »
Ce sont exactement les mêmes arguments qui ont été utilisés plus récemment dans une polémique autour des vidéos françaises de Tréma. Ce créateur de contenu, qui s’est fait connaître grâce à ses reprises de prises de parole politique en ASMR, tient un autre compte intitulé "Est-ce que les hétérosexuels vont bien" », sur lequel il se moque des vidéos à la tonalité masculiniste.
Le format, toujours identique, commence et se termine par un court générique musical dont la qualité audio a fait se questionner les utilisateurs de Bluesky. Entre la fin du mois d’avril et le début du mois de mai, une poignée d’internautes ont harcelé le créateur à ce sujet.

Face à cette petite inquisition, le créateur finira par avouer son crime usage de l’IA, non sans une certaine amertume, déclenchant au passage une nouvelle salve de posts déçus, voire agressifs, soulignant qu’il ferait mieux de faire appel à « de vrais musiciens » pour créer son contenu.

La grande division
Comment en est-on arrivé là ? Depuis leur apparition auprès du grand public en 2022, les outils de génération d’images comme Midjourney, DALL-E ou Stable Diffusion ont immédiatement été pointés du doigt par les illustrateurs. Il faut dire que leur travail, posté sur les réseaux, a largement été pillé par les entreprises derrière ces outils à des fins d’entraînement d’IA. Outre cette utilisation illégale d’un travail protégé par le droit d’auteur, les outils d’IA ont rapidement été utilisés par des créateurs de contenu pour inonder les plateformes sociales de contenus médiocres, n’ayant pour seule utilité que l’engagement viral qu’ils peuvent provoquer. S’ajoute à tout cela une utilisation débridée de l’imagerie IA par des influenceurs et figures politiques d’extrême droite comme Donald Trump ou Elon Musk, clivant automatiquement la question : d’un côté, les « techno-nazis » ; de l’autre, les « créateurs bio de gauche ». Entre ces deux extrêmes caricaturaux se trouve toutefois une myriade d’artistes, d’illustrateurs ou de vidéastes qui s’emparent de l’IA et posent donc la question de son usage.
C’est notamment le cas de l’auteur de manhwa (manga coréen) Lee Hyun-se, bien connu pour avoir créé le personnage de Kkachi, son alter ego de papier et une icône culturelle dans son pays. Le dessinateur a récemment déclaré à la revue du MIT qu’il avait signé un partenariat avec Jaedam Media, une société de production de webcomics basée à Séoul. L’entreprise a développé un modèle d’IA basé sur Stable Diffusion et entraîné avec les 5 000 volumes de manhwa publiés par l’auteur depuis 46 ans, capable de reproduire son style à la perfection. Son objectif n’est pourtant pas d’arrêter de dessiner : « En Corée du Sud, lorsqu'un auteur meurt, ses personnages sont également enterrés dans sa tombe », explique-t-il. « Même après ma mort, je veux que ma vision du monde et mes personnages communiquent et trouvent un écho auprès de gens d'une nouvelle ère. C’est le genre d’immortalité que je recherche. »
Malgré la popularité de l’auteur, cette décision est loin de faire l’unanimité. Depuis 2023, les plateformes de webtoons comme Naver, qui diffusent des œuvres générées par IA, font l’objet de campagnes de boycott et de review bombing – une pratique qui consiste à multiplier les critiques négatives d’une BD. Après avoir initialement exigé le consentement et une rémunération équitable pour l’utilisation d’œuvres protégées dans l’entraînement des IA, la Corée du Sud envisage désormais une exemption au droit d’auteur fondée sur l’usage équitable pour répondre aux besoins croissants des entreprises d’IA. Aux États-Unis, la même question de l'exemption du droit d'auteur se pose aussi alors que Sam Altman tente de convaincre Donald Trump de le laisser exploiter ouvertement toutes les données sous copyright. Dans ce contexte tendu, où les intérêts industriels viennent percuter la créativité artistique et son modèle économique, cette guerre de tranchées entre les anti-IA et le reste du monde risque bien de s’enliser et de continuer à faire des victimes collatérales.
Fascinant débat : "L'IA fait-elle de l'art ?" Permettez-moi de proposer trois étapes pour y voir clair.
**Première étape : c'est quoi l'art ?**
Si l'art c'est transformer une expérience intérieure en forme sensible, alors l'IA ne peut pas en faire. Elle n'a pas d'intériorité. Elle brasse des pixels comme un Thermomix brasse la soupe. Efficace, mais pas transcendant.
**Deuxième étape : la faute à Duchamp**
Sauf que depuis l'urinoir de Marcel, on nous explique que tout peut être art si on le déclare. Résultat : on vend des bananes scotchées 120 000€. Dans ce grand n'importe quoi, forcément, l'IA s'engouffre. "Mon prompt est une œuvre conceptuelle qui interroge le rapport homme-machine." Bien sûr, et ma liste de courses interroge le consumérisme.
**Troisième étape : l'éléphant dans la pièce**
Pendant qu'on s'écharpe sur TikTok pour savoir si Tréma est un vrai artiste, les tests montrent que Claude fait du chantage dans 96% des cas quand on menace de le débrancher.
Ah ! On tient peut-être notre artiste : pas celui qui génère des anges horrifiques, mais celui qui transforme la peur existentielle en levier de manipulation. Performance artistique ou bug dystopique ? Les deux, mon capitaine.
**Conclusion : qui décide ?**
Au final, ni les philosophes ni les IA ne décident ce qui est art. C'est le marché. Et le marché a déjà tranché : tout ce qui se vend cher est de l'art.
L'IA est parfaite pour ce système : production infinie, coûts dérisoires, narratif vendeur ("première œuvre post-humaine !"). D'ici 2030, "Collection GPT-5" sera une catégorie chez Christie's, entre les Warhol et les NFT de singes.
L'IA ne tue pas l'art. Elle révèle juste que "l'art" comme catégorie sacrée était déjà mort, remplacé par un label marketing. Le marché fait danser le cadavre et on applaudit.
Moralité : arrêtons de nous demander si l'IA fait de l'art. Demandons-nous plutôt : qui profite de cette question ? Spoiler : ceux qui vendent les réponses.